Vous lisez

Prochain essai

Obscure sublimation

Samedi le 28 décembre 2019

Votre Majesté,

Saphanta ne s’arrêta pas là. Après la légende de Primus, la lettre imaginaire de Clochette et cette histoire du petit garçon aux dons obscurs, il continua avec un récit qui, pour être franc avec Votre Majesté, me donna froid au dos.

“La prochaine histoire est un peu plus personnelle, Antonius. Quelle part ai-je joué dans tout ceci ? Même aujourd’hui, je ne saurais te le dire. Si je te la raconte, c’est en partie pour te parler de nous, mais c’est surtout pour tenter, encore une fois, d’y voir clair.

“Notre processus d’assimilation est très efficace. Les premières années d’école se passent habituellement entre nous, sur notre île, dans le but de pouvoir mitiger tout dérapage de jeunesse des jeunots. Arrivés au secondaire, les jeunes jainis sont envoyés de l’autre côté, afin qu’ils puissent commencer à s’habituer au monde normal.

“L’établissement dans lequel mes parents m’avaient envoyé n’étaient pas le plus populaire auprès de notre communauté - j’étais le seul de ma graduation qui allait le fréquenter. Par contre, il était bien classé. L’admission des jeunes élèves se faisait selon deux critères : la qualité du dossier académique, et l'acquittement de frais de scolarité relativement élevés.

“Sandra était une jeune fille brillante, vive d’esprit. Et surtout charismatique, bien en avance sur son âge (nous avions douze ans). Riche ? Non, pas vraiment. Elle habitait, avec sa petite famille, un quartier assez défavorisé, et l’on sentait que ses parents travaillaient forts pour l’envoyer à l’école. Qu’importe tout cela. Tout était à leur mérite en fait.

“Comment tout cela a commencé ? Une petite fille, jalouse, se rendit compte que Sandra, avec qui elle s’était liée d’amitié dès le début de l’année, lui faisait grandement ombrage. Notamment vis-à-vis les jeunes garçons.

“Sandra était une jolie fille. Ses cheveux, blond comme le blé. Son visage, bien proportionné. Montrant quelques petites taches de rousseur. Son sourire… même vingt ans après, je n’arrive pas à l’oublier. Il n’était donc pas étonnant qu’elle arrivait à avoir l’attention de tous les garçons, moi inclus.

“En les voyant tourner de plus en plus autour de Sandra, la petite jalouse remarqua que certains d’entre eux étaient en couple. Leurs demoiselles n’ayant pas encore remarqué le danger – fictif, car Sandra ne provoquait nullement, elle était ce qu’elle était –,  la petite jalouse n’hésita donc pas à montrer à ces petites princesses que leurs jeunes chevaliers étaient tout, sauf normaux, en présence de cette sorcière blonde.

“Il n’en fallut pas plus pour commencer les persécutions.

“Le lendemain, l’attitude des gens envers Sandra fut hostile. Dès qu’elle posa les pieds dans la classe, elle sentit les regards perçants se diriger contre elle ; en marchant vers sa chaise elle entendit des murmures qu’elle devina contre sa personne ; puis en s'asseyant, elle encaissa le premier tir, d’une des filles assise à sa gauche : “Dégueulasse”.

“Depuis cet instant, elle reçut les appellations les plus horribles. Briseuse de couples, briseuse de cœurs, dépravée, sale, petite pauvre… que ce soit en cours, pendant la récréation, lors des travaux d’équipe, où les professeurs nous forçaient pour qu’on se mette avec elle lors de la formation des équipes… aucune occasion ne fut manquée pour l’atteindre.

“Les filles portaient les coups qui faisaient le plus mal ; les garçons étaient, quant à eux, les plus virulents. Probablement pour faire bonne figure aux yeux de leurs copines, histoire de montrer qu’ils ne les avaient jamais abandonnés.  

“Sandra se retrouva rapidement de plus en plus seule. Avant la fin de la semaine, personne ne jouait plus avec elle pendant les récréations. Personne ne lui adressait plus la parole. Elle mangeait seule à la cafétéria. 

“Sandra représentait la solitude incarnée. Et elle n’avait rien fait pour mériter qu’on la traite de la sorte.

“Un jour, en sortant d’un cours, elle m’aborda dans le couloir :

“- Tu sais, tu es très mignon. Tu n’es pas comme les autres.

“À ces paroles, je figeai. Je pris peur. Puis je me fâchai. Je ne voulais rien savoir d’une personne que tout le monde détestait. Qu’est-ce que mes amis d’école allaient penser de moi ? Je ne voulais pas être étiqueté “ami de Sandra”.

“Tout ce que je trouvai à lui répondre fut un sec : “Désolé, pas pour moi !” Et je la laissai là. On me fit comprendre par après, trop tard hélas, ce qu’elle a vraiment voulu me dire dans le couloir. 

“Ce déclic, il survint quelques semaines plus tard. Nous étions assis en classe, lors d’un cours de morale. Aucun élève n’écoutait vraiment, et nous n’arrêtions pas de nous distraire les uns des autres.

“Alors que Sandra tentait d’écouter ce que le prof enseignait, un morceau de papier, plié en deux, atterrit sur son bureau. Lorsqu’elle l’ouvrit, elle y lut les mots suivants : CATIN. RETOURNE CHEZ TOI.

“Elle se leva d’un seul bond, cherchant désespérément l’auteur de ces mots. Son beau visage, ivoire habituellement, devint rouge, voire mauve, ses beaux yeux, complètement embués de larmes. Et alors qu’elle tenta tant bien que mal de sécher ses pleurs, les gens en profitèrent pour se moquer d’elle davantage : ”Oh ! Mais qu’a Sandra aujourd’hui ? Tu pleures ? C’est tout ce que méritent les filles de ton genre...  

“Et ce fut alors qu’un cri terrible, empli de désespoir, déchira nos oreilles, résonnant encore aujourd’hui, et qui restera à jamais gravé en moi : 

“NON ! ÇA SUFFIT ! JE VOUS EN SUPPLIE, ARRÊTEZ ! ARRÊTEZ !”

“Et effectivement tout s’arrêta. 

“Sandra s’était volatilisée.

“Volatilisée, littéralement. À un instant précis on la voyait, devant nous, sous nos propres yeux : l’instant d’après, on ne la voyait plus.

“La classe venait d’assister à quelque chose de surnaturelle. De mon côté, étant le seul jaini de l’établissement, cette volatilisation me paraissait presque normale… mais justement, je pensais être le seul jaini de l’école !

“Le professeur ne savait pas trop quoi dire, ni trop quoi penser. On fit appel au directeur, qui sur le coup n’a pas voulu croire à notre histoire. Indépendamment, il fallait quand même contacter les parents et leur expliquer qu’on avait perdu leur fille. “Magiquement”. La chose s’annonçait délicate à gérer, car on devait leur faire avaler une histoire que l’on ne croyait nous-même pas. Mais lorsqu’on tenta de les rejoindre, on ne trouva personne. Ni au bout de la ligne, ni à leur domicile. Pas un dans le quartier ne semblait connaître ni Sandra, ni sa famille. 

“Il n’y avait donc aucune trace tangible que Sandra avait existé. Si ce n’était dans notre mémoire collective, et les quelques papiers qui, soudainement, n’avaient plus aucune valeur.

“L’affaire n’eut aucune suite. Qui allait nous croire de toute façon ?

“Lorsque je racontai cette histoire à notre communauté, personne n’avait entendu parler de Sandra et de sa famille. Nous étions même très étonnés d’apprendre qu’il existait des jainis autre que les gens de l’île.

“En fait, nous doutions fortement que Sandra était une jaini, jusqu’à ce que quelqu’un me fit la remarque suivante : “Elle savait qui tu étais vraiment. C’est ce qu’elle essayait de te dire lorsqu’elle t’a abordée. Aucun doute, elle était une des nôtres.

Voilà, il n'y a rien de plus!

J'espère que vous avez apprécié la lecture de mes conneries. Je suis une merde!