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Prochain essai

Entre elle et lui - la vendeuse de macarons V

Lundi le 20 août 2018

- Comme vous le savez, notre nature, et surtout notre nombre, peu que nous sommes, ont toujours réglé la conduite que l’on devait adopter vis-à-vis les autres. Cette attitude, qui remonte à des temps plus que lointain, nous a permis d’établir une certaine harmonie avec l’autre côté, et jamais notre communauté n’a eu à se plaindre d’une quelconque répression, comme ça pu être le cas ailleurs. Surtout lorsque les différences commencent à déranger. Devons-nous notre bonne fortune qu’à de la chance ? Peut-être bien. Mais j’aime également croire que tout ceci est aussi dû à une certaine intelligence de notre part, à de la chance calculée si vous préférez, et que changer quoi que ce soit dans nos manières serait justement une bien mauvaise opération. Car, en matière de chance non prévue, mon histoire peut certainement vous éclairer sur la question d’aujourd’hui, et vous montrera qu’une exception fait souvent la règle.

“Pour celles et ceux qui ne me connaisse pas, je me nomme Phrodia. C’est un prénom assez unique : aussi, il m’a été donné dans des circonstances assez uniques.

“Les mois qui précédèrent ma venue au monde ne furent pas des plus faciles, et encore moins les mois qui suivirent. La grossesse fatigua beaucoup ma mère : une mauvaise nutrition, des nuits cauchemardesques, des visions négatives, incluant souvent une petite fille ou un petit garçon, des projections de l’enfant qu’elle portait en elle vraisemblablement. À plusieurs reprises on craignit pour notre vie et, à bon nombre de fois, on pensait que c’en était fini de nous. Néanmoins, elle arriva à me mettre au monde.

“Comme bon nombre des couples de nos jours, mes parents ne voulurent pas connaître mon sexe avant l’accouchement. Ils désirèrent se garder une petite surprise dans un monde où il y en a de moins en moins. “Que ce soit un garçon ou une petite fille, nous serons de toute façon les parents les plus heureux ici-bas !” se rappelle-t-on encore aujourd’hui. “Et quels prénoms avez-vous choisi, dépendamment si c’est une fille ou un garçon ?” “Vous le saurez lorsqu’on vous le présentera. Nous nous sommes dit que chacun devait avoir sa surprise !”

“Il faut croire que leurs prières furent entendues car, en terme de surprises, on ne pouvait espérer mieux. Mes parents eurent droit à un enfant qui ne pouvait être catégorisé.

“Inutile de vous décrire la consternation que suscita ma venue au monde. Même moi je n’en connais pas beaucoup les détails. En fait, tout ce que je sais, c’est que les gallons de peinture bleu ciel et rose qui devaient servir pour les murs de ma chambre sont encore intacts, près de trente ans après ma naissance.

“Bien entendu, le choix du prénom devait être à refaire. Un soir, quelques semaines après la surprise inattendue, alors que mon père tentait par tous les moyens d’oublier le malheur que mon existence lui avait apporté, il se posa au salon afin de se faire quelques lignes de cette fameuse poudre blanche, qui s’était d’ailleurs introduite pour la première fois sur l’île vers cette époque. Ne trouvant pas de plateau pour les renifler proprement, et dédaignant de le faire directement sur la table, il allait se servir d’un livre très opportun pour la circonstance qu’il trouva sur le divan, Les Métamorphoses d’Ovide.

“Curieux, ou amusé par le titre, avant de s’adonner à sa poudreuse évasion il décida de le feuilleter. Il remarqua alors une page pliée et, c’est en la lisant qu’il eut l’inspiration sur comment il allait m’appeler pour le restant de mes jours. Heureux comme il ne l’a pas été depuis des semaines, il monta directement à la chambre des maîtres pour faire part de sa trouvaille à ma mère. Mais il ne la trouva pas.

“Il ne la trouva jamais plus d’ailleurs. On dit qu’un décret céleste l’a rappelé, parce qu’elle était un de Ses anges. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à accepter cette explication. Concernant mon père, des deux surprises, je ne saurai dire laquelle il prit le mieux. Toujours est-il que, jusqu’à ses derniers jours, il n’avait jamais réellement accepté la disparition de sa femme. Pour lui, elle était toujours à ses côtés.

“Vivre avec seulement un père pour parent n’est pas chose des plus évidentes, autant pour lui que pour l’enfant. Encore moins lorsqu’il doit se démerder avec un petit dont il ne connaît pas la nature. Les questions pratiques de la vie ne tardèrent pas à arriver : quel type de vêtement devait-il m’acheter ? quel couleur choisir pour ma boîte à lunch ? devait-il m’inscrire à des cours de ballet ou bien à des séances de foot ? Bien sûr, les réponses à ces questions sont d’une relative simplicité : pantalons, noire, natation. Pourtant, elles cachent quelque chose d’un peu plus profond : au fond, cette neutralité à laquelle il était obligé de s’y conformer le dérangeait beaucoup. Il aurait donné pratiquement tout ce qu’il avait pour pouvoir m'acheter une robe, à avoir été une fille, ou des crampons à avoir été un garçon.

“Pour ce qui est des questions de l’adolescence, elles furent rapidement avortées : jamais je ne pus lui parler de crème à raser, vu la faible pilosité que j’avais, ni de problèmes périodiques que les femmes ont habituellement. Ne parlons pas des sujets plus sérieux : je n’ai eu, en aucun cas, l’occasion de lui discuter de petite amie ou de petit copain, ni de bal de finissants.

“En fait, même pour mon prénom, il prit un certain temps avant de commencer à utiliser sa trouvaille à mon endroit : “Je ne peux t’appeler d’une quelconque manière, car nous devions le choisir à deux, ta mère et moi. Je n’ai même pas eu le temps de lui partager ce que cette page m’avait inspirée. L’utiliser, ça serait quelque part la trahir, alors qu’elle attendait ce moment avec impatience.” Il a fallu l’aide de la famille pour le convaincre que l’idée lui avait été insufflée par ma mère elle-même, juste avant sa disparition, le livre d’Ovide étant son livre et que le pli dans la page n’avait pas été fait inadvertance, puisqu’elle l’avait déjà lu à plusieurs reprises.

“Je ne veux pas donner à cette assemblée une mauvaise impression de mon père, loin de là ! Étonnamment, il a malgré tout réussi à me donner assez d’amour pour que je ne me ressente pas totalement seul ici. Chose que je ne peux dire des membres de ma famille qui, sans le vouloir, m’ont un peu mis à l’écart. Ou encore vous, précieuse communauté. Ce que je comprends parfaitement : qui voudrait de quelque chose dont on ne saurait pas quoi faire avec ? Mais, alors que vous n’avez pas eu de malveillance à mon égard, je n’ai pas nécessairement eu cette chance avec les habitants de l’autre côté.

Voilà, il n'y a rien de plus!

J'espère que vous avez apprécié la lecture de mes conneries. Je suis une merde!