Prochain essai
La manie d'une voisine
Vendredi le 9 mars 2018
En sortant de chez moi un dimanche matin pour aller déjeuner je rencontrai ma voisine Anne, qui promenait son petit caniche.
À chacune de nos rencontres, qui se déroulèrent (fruit du hasard) uniquement les fins de semaine, Anne en profitait pour me parler de sa vie. Je n’ai jamais su pourquoi, mais elle s’est toujours entretenue plus longuement avec moi que mes autres voisines, sans pour autant m’en révéler ni plus ni moins que lors de notre première rencontre. En fait nos discussions (son monologue plutôt) suivaient toujours ce même schéma :
“Tu sais, j’ai deux enfants...un est...et l’autre...et j’ai également des petits-enfants...je suis fière d’eux...est-ce que je les vois souvent ? Non pas trop...pas autant que je le voudrais...tu sais, je ne crois pas qu’ils m’aiment trop...je parle de mes enfants, pas de mes petits-enfants...eux ils me connaissent à peine, comment peuvent-ils ne pas aimer quelqu’un à cet âge...tu sais, les choses ne sont pas déroulées comme je l’aurais voulu dans ma vie, mais je sais que j’ai un bon coeur...mon mari ? Il a disparu depuis bien longtemps, je n’ai plus jamais voulu le revoir. Si ça se trouve, il doit être même...je suis fatigué...physiquement, oui, mentalement surtout...je ne me sens pas bien...j’ai un de mes fils qui doit venir me rendre visite bientôt...c’est très gentil de ta part de m’encourager comme ça. Et oui, si j’ai besoin de quoi que ce soit, je saurai où te trouver…”
Pendant un certain temps je pensais que ces monodies employées avaient pour but de me cacher la fâcheuse habitude qu’elle entretenait. Je ne l'ai jamais personnellement attrapé en pleine action, mais une fois, alors qu’il n’y avait plus d'ambiguïté sur la chose, elle n'hésita pas à tout nous avouer. Qu'elle effectuait depuis plusieurs mois des emprunts non déclarés, qu'elle prenait des produits très variés, avec une préférence pour les petits et dispendieux, car ils se cachent bien dans le sac à mains, qu'elle ne pouvait se passer de sent-bon (à cause du caniche dans la maison ?), qu'elle opérait souvent en matinée, lorsque la présence des employés était minimale dans le magasin. Mais maintenant qu'on l'avait attrapé elle ne voulait pas qu'on la dénonce, elle avait peur que ses enfants, et surtout ses petits-enfants, apprennent cela, que cela ne l'aiderait ni socialement, ni émotionnellement, ni mentalement, que si on pouvait lui proposer un arrangement à l'amiable elle promettait de ne manquer aucun paiement. On rajouta à cette liste qu'on ne voulait plus la voir dans le magasin, que ce soit en tant que cliente ni en tant que quiconque, la seule exception étant lorsqu'elle devait venir nous porter le chèque une fois par mois. Qu'elle ne devrait que rentrer dans le magasin, discrètement, ne socialiser avec personne, nous le remettre en main propre, et sortir, sans rien acheter, et surtout sans rien emprunter. Elle nous remercia, nous disant que nous étions de bonnes personnes, dotées d'un grand sens de compréhension, et qu'il existait encore de bonnes choses de nos jours, qu’on ne devait pas lui en vouloir, à elle, que malgré les apparences elle n’était pas une mauvaise personne pour autant, et qu’elle avait malgré tout un bon coeur. On lui répondit poliment merci, et au revoir.
Avait-elle été sincère cette journée-là ? Probablement, car porter une telle étiquette, surtout sur cette île où les nouvelles se propagent vite, est un fardeau bien trop lourd pour quiconque, et elle le savait. Jamais elle n’aurait voulu qu’on ébruite la chose. Outre cela, à bien y penser aujourd’hui, Anne n'était pas une mauvaise personne. Toujours souriante, jamais grossière, ce fut surtout son courage qui m’avait frappé. Lorsque par la suite nous l'avions recroisé dans la rue, elle ne s’était pas esquivée par peur ou par honte. Qu’elle nous ait menti ou pas importe peu : j’en suis fermement convaincu, par je ne sais quelle implacable logique, qu’elle possède un bon coeur.
Toujours est-il qu'elle récidiva quelques mois plus tard. Elle eut droit au même discours de notre part, sans la partie des paiements cette fois-ci. On jugea qu'elle avait assez payé comme ça, même si en réalité il manquait une bonne somme encore.
Depuis cette rechute, je n’avais pas entendu parler d'Anne, jusqu’à cette matinée.
- Bonjour Anne ! Comment allez-vous ?
- Pas trop mal...
- Une petite marche matinale avec de la belle compagnie !
- Oui, oui, il faut bien que je la sorte de temps en temps. De toute façon, bientôt ce n'est plus moi qui la promènerai.
- Ah oui ? Comment cela ?
- D'ici un mois on va m'opérer. Une opération au cœur. On m'a expliqué ce que j'avais, mais à ce moment-là je ne portais plus trop attention à ce qu’on me disait. La nouvelle m'avait choquée. D'ailleurs, cela aurait servi à quoi que j’écoute? Si on doit m'opérer, en quoi connaître les raisons changeraient quelque chose ? Le cœur ! Ça me fait peur. Très peur. Je ne sais pas quoi faire...
- Je suis sûr que ça va bien aller. Ce type d'opération se fait à tous les jours maintenant. La médecine en est habituée. Ne vous inquiétez pas. D’ailleurs, vous me l’avez toujours dit, et je l’ai toujours cru : vous avez un bon coeur.
- Je l'espère...finalement, on verra bien.
On dit que, lorsque les médecins ouvrirent le coeur, ils ne constatèrent rien d'anormal, si ce n'était que ça sentait bon pour elle.