Prochain essai
Accoucher loin des siens - une généalogie VII
Mardi le 25 décembre 2018
- Tu sais, je t’en veux. Beaucoup même.
- Tu m’en veux ? Mais qu’ai-je fait ?
- Déjà, je suis fatiguée.
- Nous devrions bientôt arriver.
- Peut-être. Cela fait combien de temps que nous sommes en route ?
- Depuis midi je crois.
- Et crois-tu qu’il est conseillé à une femme enceinte de voyager aussi longtemps ?
- Tu veux dire, pendant trois heures ?
- Insinuerais-tu que trois heures ne sont rien ?
- Certainement pas.
- Donc ?
- Crois-moi, Marie, si cela ne tenait qu’à moi, je serai resté bien confortablement là où ce que nous étions.
- Il faut croire que le recensement te tient plus à coeur que l’état de ta femme.
- Marie…
- En plus de cela, tu me fais voyager sur un âne.
- Nous n’avions pas les moyens de nous payer une meilleure monture.
- J’ai une envie criante de vomir depuis que nous avons pris la route. J’ai mal au coeur.
- Veux-tu que nous nous arrêtions quelques instants maintenant ?
- Non. Moins de temps que nous perdons et plus vite nous arriverons. Mais ce n’est pas seulement l’âne qui me donne la nausée. La route a une de ces odeurs…
- Une de ces odeurs ?
- Ne sens-tu pas ?
- Et que devrais-je sentir ?
- Laisse tomber.
- Mais dis-moi.
- Pas besoin. Je suis si fatiguée. Cela fait plusieurs nuits que je ne dors pas.
- Tu me l’as déjà dit ce matin, mais tu ne m’as pas dit pourquoi tu n’arrivais pas à bien dormir.
- Le fait de ne pas pouvoir dormir dans ma position naturelle n’aide pas. En plus, j’ai mal un peu partout, surtout aux hanches.
- Mais je comprends ! Tu arrives bientôt à terme.
- Ma peau est très sèche, je n’arrête pas de me gratter.
- J’ai amené un peu d’huile d’olive pour l’hydrater.
- Mes jambes sont enflées.
- Cela aurait pu être bien pire si on avait décidé de marcher à la place.
- Tu crois me ménager en me faisant monter un âne ?
- Je pensais te rendre service.
- Mal pensé. Après, je réfléchis tôt. Ça n’aide pas à mon sommeil.
- Tu réfléchis trop, par rapport.... ?
- À notre enfant Joseph ! À quoi d’autre voudrais-tu bien que je pense ?
- Je suis désolé Marie, je pensais qu’il y avait autre chose.
- Comme quoi ?
- Maintenant que tu me le demandes…
- Depuis que j’ai su que j’étais enceinte, je n’arrête pas de penser à lui Joseph. Vais-je être une bonne maman ? Allons-nous être de bons parents ? Comment allons-nous l’élever, dans cette époque assez instable ? Il n’est même pas encore venu au monde que nous devons déjà mener une vie de fuyants.
- Tu sais, ça ne durera pas toujours.
- Et si tu te trompais Joseph ? Et si nous étions obligés de prendre constamment la route pour le restant de nos jours ? Est-ce vraiment ce que nous voulons pour lui ?
- Avons-nous le choix ?
- C’est peut-être ce qui m’empêche de dormir justement. Cette idée de ne pouvoir rien faire m’angoisse. Puis, quelle éducation allons-nous devoir lui donner ? Celle de préparer notre enfant à faire face au monde tel qui l’est aujourd’hui, ou lui donner les moyens nécessaires pour qu’il s’en sorte ?
- Nous nous ajusterons à son tempérament.
- De belles paroles. Mais revenons à ce que je disais tout à l’heure. Je t’en veux beaucoup Joseph.
- Tu sais Marie, je crois que tu m’as tout dit.
- Pas tout encore. Je t’en veux…
- Tout ceci m’attriste énormément.
- Parce que tu es le seul époux sur cette Terre qui s’est dit qu’il valait mieux faire accoucher sa femme loin des siens, alors qu’elle arrive au terme de sa grossesse.
- Marie ! Comment peux-tu ?
- C’est la vérité Joseph. Comment pouvais-tu penser que j’allais te suivre sans rien dire ?
- Tu le sais très bien que je n’ai rien à voir dans cette décision.
- Ah oui ?
- Oui ! Et tu le sais mieux que personne ! Me reproches-tu vraiment ça ?
- C’est toi qui prends les décisions, à ce que je sache.
- Alors là, je suis déçu. J’aime mieux ne rien rajouter à ça jusqu’à ce que nous arrivions.
- Tu sais, tu as la chance maintenant de t’exprimer et de justifier tout ça.
- Nous en avons déjà parlé, j’aime mieux me taire. Nous n’allons que tourner en rond.
- C’est facile à dire, après m’avoir mis sur l’âne et fait quitter la ville !
- Ce n’est pas toi qui marche aussi.
- Tu n’avais rien à rajouter ?
- Marie, ne me pousse pas.
- Ah oui ? Sinon quoi ?
- …
- Le mutisme t’ayant frappé, je vais rajouter une dernière chose.
- Ne te sens pas obligé.
- Oh oui que je me sens obligé. Jamais nous avons vu une femme...
- Je t’en prie Marie, ça ne sert à rien...
- … possédant un aussi grand sens de l’humour…
- Très drôle tout ça.
- … et qui s’est dit qu’il valait mieux rigoler parce que ça fait passer le temps plus vite....
- Une longue torture pour être franc.
- … mais qu’en bout de ligne, elle sait qu’elle a devant elle un homme…
- Un homme ! C’est déjà ça ! Merci.
- … qu’elle n’échangerait contre rien au monde.
- Tu te moques de moi.
- Depuis le début je t’ai fait marcher Joseph !
- Je le sais, nous n’avons qu’un seul âne. Peut-être deux tu me diras.
- Joseph ! Je n’étais pas sérieuse du tout ! Je voulais m’amuser un peu avec toi, c’est tout !
- T’amuser avec moi ?
- Mais oui ! La route est longue, et je voulais passer le temps. Je m’ennuyais un peu aussi, et ça m’a aidé à me changer les idées. Tu sais, tout ça ce n’est pas si facile à vivre.
- Donc tu ne m’en veux pas ? Je suis désolé de te faire vivre tout ça...
- Absolument pas ! Comment pourrais-je t’en vouloir ? Tu es le seul à me comprendre intimement.
- Que tu accouches loin de ta famille ne te déranges pas ?
- Loin de ma famille ? Tu es la seule famille que j’ai Joseph.
- Tu sais quoi Marie ? Je crois que je ne vais plus t’écouter pour quelques temps. Ça sera mieux pour ma santé.
- Joseph ! Mais ne fais pas l’enfant !
- Tu m’as fait peur Marie, tu n’as pas idée !
- Peur ?
- Oui !
- Et comment cela ?
- Tu es tout ce que j’ai, et te causer le moindre tort me tourmentrait jusqu’à la fin de mes jours !
- Oh Joseph !
- C’est vraie Marie, et des fois on dirait que tu ne t’en rends pas compte.
- Joseph !
- De la place que tu tiens dans ma vie.
- Vite ! Joseph !
- J’essaye de t’exprimer ce que j’ai en moi Marie, des fois ces choses prennent un peu de temps à sortir.
- Joseph ! Je t’aime plus que tu ne le penses, et plus que tout ! Et je te promets de poursuivre cette discussion plus tard, je te laisserai le temps de sortir ce que tu as besoin de me dire…
- Mais pourquoi pas maintenant ? On a encore un peu de temps et de route devant nous.
- Nous n’avons plus le temps, et ça doit sortir tout de suite !
- Tu viens de me dire qu’on allait poursuivre cette…
- Pas toi Joseph ! Lui ! Je viens de perdre mes eaux !