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Prochain essai

La curieuse histoire de Victoire - l'intégrale

Lundi le 4 février 2019

Il y a quelque mois, Victoire intégra notre équipe au boulot.

J’ai tendance à catégoriser une personne, que je vois pour la première fois, selon deux groupes : soit qu'elle capte ou ne capte pas mon attention dès le début, et je sais alors pourquoi ; ou bien soit qu'elle capte ou ne capte pas mon attention, mais que je n'arrive pas à en cerner la raison. 

Dans le cas de Victoire, je ne puis me rappeler si elle attira ou non mon attention lors des premiers jours, encore moins pourquoi. J’avais remarqué son arrivée assez rapidement puis, par je ne sais quel prodige, je l'oubliai tout de suite pour un certain temps.

Victoire est une femme d'une quarantaine d'années, ce qui se remarque dans une équipe où la moyenne d'âge se situe vers la fin vingtaine. Grande de taille, elle n'est ni particulièrement belle ou jolie, ni particulièrement moche. Mère de deux enfants, son plus grand, âgé de onze ans, souffre d’autisme. C'est tout ce que je savais d'elle avant qu'elle décida de me raconter un peu plus sur sa vie.

Nous étions en train de manger en compagnie de six autres collègues sur le toit de l'immeuble, qui d’ailleurs offre une très belle vue sur la ville. Nous conversâmes de tout et de rien, comme tout bureau qui se respecte, jusqu'au moment je décidai de creuser un peu plus :

- Donc, où habites-tu Victoire ?

- Un peu au nord-ouest de la ville, pas trop loin de l'école spécialisée où j'envoie mon grand garçon.

- Ah oui, c'est vrai que tu m'avais dit qu'il avait intégré cette année une nouvelle école, justement pour l'aider dans son apprentissage. Aime-il ça pour le moment ?

- C'est probablement la meilleure chose que j'ai faite pour lui depuis très longtemps. À chaque jour j'en remercie le ciel, cette école est une bénédiction pour lui. Ce qu'il a appris en quelques semaines est l'équivalent de ce qu'il a appris au courant de la dernière année. 

- Une bonne nouvelle alors !

- Oui ! Le sacrifice a été gros, car il a fallu qu'on déménage de la banlieue sud vers le nord-ouest, afin de se rapprocher de l'école, puisque c'est la seule en ville qui offre un programme aussi complet. Le niveau de vie est un peu plus cher aussi, mon plus jeune a dû changer de garderie, moi-même changer de boulot, ne serait-ce que pour mieux accommoder mon horaire avec celui de l'école de Vincent… 

- Quel âge à ton second fils ?

- Il a trois ans. C'est le fils que j'ai eu avec mon second mari.

- Ah, je ne savais pas que tu as été mariée deux fois. Est-ce que Vincent connaît son papa ?

- Non, pas beaucoup. Il était jeune lorsqu'on s'est séparé.

- D'accord. Si tu me permets de te poser la question, votre séparation est-elle liée aux problèmes qu'éprouvent Vincent ?

Elle prit une petite pause à ce stade-ci avant de reprendre le cours de son récit. Elle ne racla pas sa voix. Elle était calme. Je dirais même rayonnante. On sentait la sérénité dans le timbre de sa voix, chose qui m'étonna au plus haut point lorsqu'elle termina son histoire.

- Non, ça ne me dérange pas du tout d'en parler. Je crois avoir fait la paix en moi avec ça.

"Assez tôt dans notre histoire, entre Vincent, son père et moi, sont survenus deux malheurs d'une tristesse inouï. Pour commencer, la maladie de mon fils qui, pour une mère, est quelque chose d'horrible. Je te laisse imaginer tous les doutes, tous les cauchemars que j'ai fait depuis le jour où on m'a annoncé que mon fils était atteint d’autisme. Je me sentais monstrueuse d'avoir donné naissance à un petit être aussi monstrueux, issu de mon propre corps. Mon sentiment de culpabilité, pour longtemps, très longtemps, a été d'une ampleur que je ne pourrais te décrire, que seule une femme qui donne naissance à un être incomplet peut ressentir. À avoir su plus tôt lors de la grossesse, j'aurai peut-être même avorté. Mais on dit que ces choses-là ne se détectent pas aussi facilement, même de nos jours. 

"Mon conjoint avait essayé tant bien que mal de me soutenir jusqu’au jour mais où je reçus un appel de son bureau. Il venait de subir un terrible accident de travail. Comme quoi un malheur n’arrive jamais seul.

"Il travaillait pour la compagnie de chemins de fer. Son collègue et lui étaient en train d'effectuer une maintenance sur un des wagons. Encore aujourd'hui je ne sais comment cela s'est exactement produit, mais son collègue a effectué un changement de rails au wagon, ce qui a fait en sorte que celui-ci a brusquement bougé. Perdant l’équilibre, et afin de ne pas chuter à terre, il arriva à se maintenir la moitié haute du corps au niveau des escaliers, sans penser à ses jambes alors que le wagon était en mouvement. Malheureusement, ces oublis ne pardonnent pas dans ce métier : le wagon le faucha de façon nette. Mon mari d’alors n'avait plus ses jambes.

"Depuis cette journée fatidique, je ne le reconnus plus : on m’avait volé mon époux. La réhabilitation fut longue et, pour être franche, jamais elle ne se compléta. Les choses escaladèrent dans la maison de jour en jour entre nous. Pour toute faute, toute erreur, sous n’importe quel prétexte, il ne manquait aucune occasion pour me le dire. L’atmosphère devint rapidement insoutenable, il n’arrêtait pas de crier sur moi, même dans les cas où je n’avais absolument rien fait. À maintes reprises je lui avais proposé qu’on aille tous les deux consulter. Nous avions besoin d’aide, et nous n’arrivions pas à en trouver, ni en nous, ni parmi nos proches. Il ne voulait, bien entendu, rien savoir d'une telle aide, homme fier qu’il était, et quelque part je le comprenais. Il est déjà dur sur l’orgueil de se faire couper les jambes, alors rajouter des séances de psy pour sauver notre couple et notre mariage s’avéra être une marche de trop. Pendant ce temps mon fils, qui lui-même commençait à découvrir et à souffrir de ses propres maux, la maison devenait pour lui un environnement de plus en plus violent. 

“Toute ces tensions devaient forcément provoquer quelque chose, et en effet ce quelque chose ne tarda pas à se produire.

"Alors qu’un jour je regardais la télévision, je tombai sur une émission qui présentait une très belle cérémonie de mariage. Le jeune couple qui allait s’unir était tout heureux, les deux familles bientôt réunies avaient le sourire aux lèvres, les invités se régalaient verre à la main, la musique faisait chaleureusement vibrer la scène qui donnait sur un lac. Et comme si ce n’était pas assez, un grand soleil faisait scintiller tout ce qui éclatait déjà en beauté. 

“Je proposai à mon mari de venir jeter un coup d’œil. En te racontant ceci aujourd’hui, je me rends compte que c’est la dernière chose que je lui ai demandé. C’est la dernière chose que je lui ai dite. Je m’attendais qu’il vienne s'asseoir tranquillement à côté de moi : à la place je reçus la plus effroyable avalanche de frustrations et de violences qui m’a été permis de voir et d’entendre de la part de quelqu’un. Un coup terrible ! Plus violent, plus précis, plus vicieux que ce que j’avais subi jusque-là. Tous les maux que nous subissions étaient selon lui de ma faute. Que l’handicap de mon fils ne pouvait avoir trouvé sa source qu’à cause de mon tempérament intrinsèque mou ; que l’enfant malade à qui j’avais donné naissance l’avait forcé à accepter ce boulot bien payé dans la compagnie de chemins de fer, me permettant ainsi de moins travailler et de réparer mes dégâts en étant plus présente à la maison pour notre fardeau, c’est ainsi qu’il avait nommé son fils ; et qu’en bout de ligne le fait qu’il ne pouvait plus ni travailler normalement, ni courir, ni marcher, ni faire du vélo, ni jouer avec son fils comme un père normal le ferait, il ne le devait qu’à moi. À moi seule ! J’étais devenue le monstre de sa vie, de nos vies. 

“Bouche-bée, je ne pouvais plus parler. Ce qu’il avait dit, oui je le pressentais déjà depuis quelques temps, la tension était déjà là. Par contre, penser une chose et la dire, puis penser une chose et la dire de cette manière, là où ça faisait vraiment mal, car il connaissait bien mes points faibles, voici une frontière que je ne l’aurai jamais cru capable de franchir. Et quand l’homme avec qui tu as passé bon nombre d’épreuves te fait ainsi peur, il y a alors quelque chose qui se brise à jamais. 

“Mes mains tremblaient, mon front suait, mon regard, vitreux, était sur le point d'éclater en mille larmes. À cet instant, s’il m’avait touché ne serait-ce que de son plus petit doigt… je ne sais pas ce qu’il serait advenu de moi. 

“C'est alors qu'il termina son vomi par : “Maintenant, tu sors de la maison, et je ne veux plus te voir ! Jamais plus !”

“Puis, je disparus. Avec Vincent.

- Tu veux dire, tu t’es enfuie de la maison avec ton fils ? demanda un de nos collègues. Réaction tout à fait normale !

- C’est ce que les gens pensent mais non, les choses ne se sont pas passées comme ça. J’étais devant lui, il vociférait toutes sortes de saleté, ses yeux allaient sortir de ses orbites, l’artère de sa tempe allait exploser, puis tout d’un coup, il n’était plus là. Autrement, nous n’étions plus devant lui.

- Tu es sûre que tu n’as pas subi un choc psychologique dans tout ça, un choc qui t’aurait fait rater des bouts ? reprit le même collègue.

- Je suis sûre que non. Habituellement, je suis une personne rationnelle, qui pose toujours les problèmes calmement. Et voilà que soudainement, mon fils et moi nous nous retrouvions dans la rue. Comment ? Par quelle bizarrerie de la nature ? Je n’en sais pas plus. Tout ce que je peux vous dire, c’est que c’est la vérité. Ne me jugez pas là-dessus, tous nous avons vécu au moins une fois dans notre vie une histoire bizarre : je n’ai fait que vous raconter la mienne. 

“Je vais continuer mon récit. Les premiers temps furent difficiles. Maintenant, c’était à moi de m’occuper toute seule de mon fils. Je m’achetai alors une petite maison de ville : je voulais vraiment m’enraciner dans un lieu qui allait être mon propre chez moi, notre petit chez nous, et non pas avoir la sensation d’habiter dans un lieu qui n’allait pas être le mien en étant en location. C’était le moyen que j’avais trouvé pour essayer d’oublier tout ce que je venais de quitter. 

“J'ai souvent hésité à retourner à notre ancienne maison : je me suis demandée si j'avais raison de l’avoir laissé seul, avec cet handicap. Si je faisais quelque chose de bien en m’étant séparée de lui. Et alors que j’allais craquer, alors que je pensais qu’il valait mieux tout abandonner et retourner vers lui, d’être plus conciliante et de tolérer, même à tort, ses accès de violence et de rage, je vis devant moi, dans ma maison, dans notre nouvelle maison, mon fils, heureux. Il ne m'en fallut pas plus. Depuis lors, je n’ai jamais regardé en arrière.

"Quelques années plus tard j’ai rencontré mon futur conjoint. Moi, qui ne pensais pas être prête pour une nouvelle relation, moi qui pensais que cette nouvelle aventure ne dépasserait pas le simple flirt, ne cessant de lui dire d’arrêter de me courir après, que je n’étais qu’une femme à problèmes qui ne lui apporterait que le malheur. Malgré tout il a persisté afin que nous vivions ensemble. Même un jour mon fils, où entre-temps j’avais obtenu la garde exclusive avec des visites de son père aux quinze jours, m’avait demandé avec son petit air tout mignon : 

“- Maman, il est où papa ?

“- Tu le verras cette fin de semaine, Vincent.

“- Non, l’autre papa.

"La suite, elle se passa comme dans les films. Nous avons emménagé ensemble. Mon conjoint a été un ange à ce sujet, puisque nous devions nous rapprocher de l’école de Vincent et que ça l’éloignerait de son lieu de travail. Quelques temps plus tard mon second est venu au monde. Et en parfaite santé. 

“Je viens tout juste de terminer mon congé de maternité, et afin de concilier Vincent et ma vie professionnelle, j’ai dû changer de boulot. Et me voici donc ici aujourd’hui, parmi vous."

Personne ne commenta tout de suite lorsque Victoire termina son émouvante histoire.

- C’est une belle histoire Victoire, lui dis-je, rompant le silence.

- Je me dis ce que c’est dans ces cas-là que nous en apprenons le plus sur nous-même, et peut-être même le plus sur les autres.

- Qu’en est-il de ton premier mari aujourd’hui ? lui demandais-je. Est-il arrivé à remonter la pente ?

- Je crois qu’il a, lui aussi, réussi à faire la paix avec lui-même. Cela a été plus dur, mais il a réussi. Il ne faut pas oublier que la vie a été cruelle à son égard : jamais je ne pourrai imaginer pleinement sa douleur. Ce qu'il a vécu, je ne le souhaite à personne d'autre. Je ne sais pas comment il y est parvenu, à s'en sortir, mais je le sens transformé maintenant. C’est tout récent qu’il voit Vincent régulièrement. Il s’est acheté des prothèses et oui, je crois même qu’il fréquente quelqu’un. Je ne sais pas s’il m’en veut encore, mais si c'est le cas, cela ne paraît pas..." 

"Pourquoi t’en voudrait-il encore ?" pensais-je. "Ton fils est heureux, tu es heureuse, il voit tout ça : n’est-ce pas tout ce qui compte ? Je suis même prêt à parier qu'il est quelque part apaisé par le dénouement de cette histoire." 

Mais bien sûr, je gardai ces pensées pour moi, je n'ai pu les lui dire. J'avais devant moi une mère et une femme, que je remarquai encore à peine il y a trente minutes, mais qui par son récit venait d’atteindre une partie de mon cœur. Je n'ai pu me résoudre à déranger un tel élan de simplicité et de beauté.

- Vincent a-t-il su que son père avait été violent avec toi ?

- Je ne lui en ai jamais parlé. Je ne sais pas s’il se rappelle de la scène.

- Parce qu’il y était ?

- Le bruit avait attiré son attention, et il était descendu au salon au moment où son père m’avait dit de sortir de la maison pour voir ce qu’il en était.

- Vraiment ?

- Oui, mais je suis sûre qu’il ne se souvient de rien. Sa maladie lui a probablement empêché de se souvenir de ça.

- Probablement, Victoire, probablement…

C’était tout ce que je j’avais trouvé à lui dire. Cependant, il est certain que Vincent se rappelle exactement de ce qu’il a vu, et que tout ceci lui avait inspiré cette volatilisation.

Voilà, il n'y a rien de plus!

J'espère que vous avez apprécié la lecture de mes conneries. Je suis une merde!