Prochain essai
Victoire assaillie
Lundi le 21 janvier 2019
Il y a quelque mois, Victoire intégra notre équipe au boulot.
J’ai tendance à catégoriser une personne, que je vois pour la première fois, selon deux groupes : soit qu'elle capte ou ne capte pas mon attention dès le début, et je sais alors pourquoi ; ou bien soit qu'elle capte ou ne capte pas mon attention, mais que je n'arrive pas à en cerner la raison.
Dans le cas de Victoire, je ne puis me rappeler si elle attira ou non mon attention lors des premiers jours, encore moins pourquoi. J’avais remarqué son arrivée assez rapidement puis, par je ne sais quel prodige, je l'oubliai tout de suite pour un certain temps.
Victoire est une femme d'une quarantaine d'années, ce qui se remarque dans une équipe où la moyenne d'âge se situe vers la fin vingtaine. Grande de taille, elle n'est ni particulièrement belle ou jolie, ni particulièrement moche. Mère de deux enfants, son plus grand, âgé de onze ans, souffre d’autisme. C'est tout ce que je savais d'elle avant qu'elle décida de me raconter un peu plus sur sa vie.
Nous étions en train de manger en compagnie de six autres collègues sur le toit de l'immeuble, qui d’ailleurs offre une très belle vue sur la ville. Nous conversâmes de tout et de rien, comme tout bureau qui se respecte, jusqu'au moment je décidai de creuser un peu plus :
- Donc, où habites-tu Victoire ?
- Un peu au nord-ouest de la ville, pas trop loin de l'école spécialisée où j'envoie mon grand garçon.
- Ah oui, c'est vrai que tu m'avais dit qu'il avait intégré cette année une nouvelle école, justement pour l'aider dans son apprentissage. Aime-il ça pour le moment ?
- C'est probablement la meilleure chose que j'ai faite pour lui depuis très longtemps. À chaque jour j'en remercie le ciel, cette école est une bénédiction pour lui. Ce qu'il a appris en quelques semaines est l'équivalent de ce qu'il a appris au courant de la dernière année.
- Une bonne nouvelle alors !
- Oui ! Le sacrifice a été gros, car il a fallu qu'on déménage de la banlieue sud vers le nord-ouest, afin de se rapprocher de l'école, puisque c'est la seule en ville qui offre un programme aussi complet. Le niveau de vie est un peu plus cher aussi, mon plus jeune a dû changer de garderie, moi-même changer de boulot, ne serait-ce que pour mieux accommoder mon horaire avec celui de l'école de Vincent…
- Quel âge à ton second fils ?
- Il a trois ans. C'est le fils que j'ai eu avec mon second mari.
- Ah, je ne savais pas que tu as été mariée deux fois. Est-ce que Vincent connaît son papa ?
- Non, pas beaucoup. Il était jeune lorsqu'on s'est séparé.
- D'accord. Si tu me permets de te poser la question, votre séparation est-elle liée aux problèmes qu'éprouvent Vincent ?
Elle prit une petite pause à ce stade-ci avant de reprendre le cours de son récit. Elle ne racla pas sa voix. Elle était calme. Je dirais même rayonnante. On sentait la sérénité dans le timbre de sa voix, chose qui m'étonna au plus haut point lorsqu'elle termina son histoire.
- Non, ça ne me dérange pas du tout d'en parler. Je crois avoir fait la paix en moi avec ça.
"Assez tôt dans notre histoire, entre Vincent, son père et moi, sont survenus deux malheurs d'une tristesse inouï. Pour commencer, la maladie de mon fils qui, pour une mère, est quelque chose d'horrible. Je te laisse imaginer tous les doutes, tous les cauchemars que j'ai fait depuis le jour où on m'a annoncé que mon fils était atteint d’autisme. Je me sentais monstrueuse d'avoir donné naissance à un petit être aussi monstrueux, issu de mon propre corps. Mon sentiment de culpabilité, pour longtemps, très longtemps, a été d'une ampleur que je ne pourrais te décrire, que seule une femme qui donne naissance à un être incomplet peut ressentir. À avoir su plus tôt lors de la grossesse, j'aurai peut-être même avorté. Mais on dit que ces choses-là ne se détectent pas aussi facilement, même de nos jours.
"Mon conjoint avait essayé tant bien que mal de me soutenir jusqu’au jour mais où je reçus un appel de son bureau. Il venait de subir un terrible accident de travail. Comme quoi un malheur n’arrive jamais seul.
"Il travaillait pour la compagnie de chemins de fer. Son collègue et lui étaient en train d'effectuer une maintenance sur un des wagons. Encore aujourd'hui je ne sais comment cela s'est exactement produit, mais son collègue a effectué un changement de rails au wagon, ce qui a fait en sorte que celui-ci a brusquement bougé. Perdant l’équilibre, et afin de ne pas chuter à terre, il arriva à se maintenir la moitié haute du corps au niveau des escaliers, sans penser à ses jambes alors que le wagon était en mouvement. Malheureusement, ces oublis ne pardonnent pas dans ce métier : le wagon le faucha de façon nette. Mon mari d’alors n'avait plus ses jambes.
"Depuis cette journée fatidique, je ne le reconnus plus : on m’avait volé mon époux. La réhabilitation fut longue et, pour être franche, jamais elle ne se compléta. Les choses escaladèrent dans la maison de jour en jour entre nous. Pour toute faute, toute erreur, sous n’importe quel prétexte, il ne manquait aucune occasion pour me le dire. L’atmosphère devint rapidement insoutenable, il n’arrêtait pas de crier sur moi, même dans les cas où je n’avais absolument rien fait. À maintes reprises je lui avais proposé qu’on aille tous les deux consulter. Nous avions besoin d’aide, et nous n’arrivions pas à en trouver, ni en nous, ni parmi nos proches. Il ne voulait, bien entendu, rien savoir d'une telle aide, homme fier qu’il était, et quelque part je le comprenais. Il est déjà dur sur l’orgueil de se faire couper les jambes, alors rajouter des séances de psy pour sauver notre couple et notre mariage s’avéra être une marche de trop. Pendant ce temps mon fils, qui lui-même commençait à découvrir et à souffrir de ses propres maux, la maison devenait pour lui un environnement de plus en plus violent.
“Toute ces tensions devaient forcément provoquer quelque chose, et en effet ce quelque chose ne tarda pas à se produire.