Prochain essai
La marcheuse
Samedi le 19 mai 2018
Je pensais à elle, je ne sais pas pourquoi, et à force de penser à elle je ne fus pas étonné de la voir apparaître comme par enchantement sur mon chemin alors que je me dirigeais vers le café du quartier.
Folle n’est pas son nom, c’est plutôt l’appellation par laquelle on la désigne communément. Elle apparut sur l’île il y a quelques années. Personne ne semble se souvenir de quand est-ce qu’on la vit pour la première fois et, rajouté au fait que lorsqu’on la voit elle est toujours seule, jamais accompagnée, son apparition parmi nous est auréolée du plus grand mystère.
Une des particularités de Folle c’est qu’elle marche, beaucoup et longtemps. Cette femme, d’une quarantaine d’années, pas trop grande et frêle, est une infatigable marcheuse. Elle marche tout le temps. Que ce soit le matin, l’après-midi, ou en fin de journée. Elle ne différencie pas les jours de la semaine, pour elle ils sont tous pareils, et la météo est un concept qui ne semble pas exister dans son monde.
Pour ses marches, Folle s’habille de manière tout à fait aléatoire, et dans son cas le mot aléatoire est d’une autre dimension. T-shirts d’un fluo qui laissent dubitatifs, chapeaux quelque peu loufoques qu’elle déniche on ne sait où, chaussant parfois, mais trop souvent, des bottes à trente degrés centigrades, pouvant se couvrir d’une mince veste alors que le facteur éolien est ressenti ; tout cela affiché avec l’apparence d’une certaine normalité.
Elle se maquille également. Tous les jours même, et il faut croire et espérer que c’est elle-même qui s’applique le maquillage. Fréquemment, le rouge à lèvres, qui est rarement rouge, mais plutôt rose ou d’une couleur trop extravagante pour son âge, y est mis d’une manière très grossière, dépassant de partout, remontant vers le nez ou descendant vers le menton. Quelquefois Folle semble sortir d’une garderie ou bien d’une foire pour les jeunes, alors que ses joues sont décorées de plusieurs petits picots, comme si elle était une fraise géante. Et lorsqu’elle se coiffe avec deux lulus on ne peut s’empêcher de penser à une certaine petite fille, un brin folle.
Les destinations de ces longues randonnées (pouvons-nous les appeler autrement ?) semblent très aléatoires. On ne sait jamais d'où est-ce qu’elle vient, ni où est-ce qu’elle se dirige. On a souvent l’impression qu’elle ne fait que tourner en rond, un grand, un très grand rond même ; il n’est pas rare de la croiser à plusieurs reprises lors d’une même journée, voire lors d’un même moment de la journée. Tout ce qu’on peut dire c’est que, de temps à autre, elle se promène, outre avec son sac à mains, avec aussi un sac en plastique, mais celui-ci est souvent vide. Elle ne va donc pas au marché, ou si elle y va, elle n’y achète rien.
Lors de ces marches, Folle parle. Et abondamment. De tout et de rien, et souvent de choses que s’ils ne sont pas intelligibles, sont hors du commun. Elle devise sur le beau temps alors qu’il pleut, et du mauvais temps alors qu’il fait beau. Elle va déclarer beau ce qui communément laid, et laid ce qui est admis par tous comme beau. Souvent dans les magasins, car par le rythme soutenu de sa marche il est difficile de la suivre et de l’écouter ailleurs, elle va longuement convoiter un produit et partager à haute voix, et à tous, ses réflexions sur les pour et contre en vue de l’acheter.
Lorsqu’elle reconnaît la personne à qui elle s’adresse, lorsque les liens avec celle-ci sont tissés et consolidés autant qu’ils puissent l’être, elle va commencer à évoquer des histoires, des anecdotes, des rêves qu’elle aurait eu et où ils étaient présents. Des rêves sur des réincarnations, des vies parallèles, des voyages dans le temps, au Moyen- ge entre-autre, avec des histoires entre seigneurs et domestiques mêlés à un quelconque scandale de luxure ; entre chevaliers et princesses, le premier défiant tous obstacles, réels et fantastiques, afin de gagner sa bien-aimée ; entre sorciers et bouffons, les uns tentants de vaincre les forces du Mal, et les autres faisant tout, inintentionnellement, pour mettre à terre leur plan. Ce sont justement ces fabulations qui ont scellées l’affaire, et que depuis on la nomme Folle.
Cependant il faut lui donner ça ; elle ne manque aucunement d’imagination. La voir et l’entendre parler comporte une dose agréable d'inattendue que l’on trouve rarement de nos jours. Certains d’entre nous vont même plus loin ; ils pensent que Folle serait capable d’interpréter les faits les plus insolites, comme les signes et les rêves.
- Saphanta, n’as-tu pas fait un rêve récemment qui t’a paru étrange ? me suis-je dit récemment. Va lui en parler, va marcher avec elle. Peut-être qu’elle t’éclairera. Tu ne perds rien vraiment à le faire.
J’ai toujours eu une certaine appréhension pour ce genre de choses. Je me suis toujours demandé à quel point on nous faisait entendre ce qu’on voulait qu’on entende. Mais avec Folle j’ai le sentiment que ça ne sera pas le cas si je décide d’y aller, qu’elle était trop dans son monde pour flouer ainsi les gens. À moins qu’elle cache bien son jeu.