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Prochain essai

Un manque d'appréciation

Dimanche le 10 février 2019

La file où je me trouvais n’avançait pas trop vite : je commençais à guetter celle de droite pour voir si cela bougeait un peu plus lorsque je reconnu, un peu plus loin au café d’à côté, le visage de Tania.

Elle avait pris un sérieux coup de vieux. La dernière fois que je l’avais vu cela remontait à plus de dix ans : elle devait alors en avoir soixante, et elle commençait déjà à paraître fatiguée de la vie. Aujourd'hui, avec dix ans de rajoutées au compteur, elle avait l’air exténué.

Tania n'était ni petite ni grande, mais assez grosse. Même si  les dernières dix années les avaient considérablement maigrie. Un dos courbé, des bras dodus et flasques, des lèvres qui affichaient sur son visage tout sauf un sourire et qui laissaient entrevoir des dents gâtées par le temps, un visage ponctué par quelques verrues, camouflées sous de grosses lunettes, lunettes étant tout sauf à la mode.

Tania était, et est encore, une caissière dans une chaîne de restauration rapide, la grande concurrente du petit café que je fréquente le matin. Comme dans la plupart des établissements de ce type, le taux de roulement des employés est très élevé. Rares sont ceux qui restent plus de six mois, surtout pour les postes au bas de l’échelle. Les employés, majoritairement dans la vingtaine, tentent à tout prix de gravir les échelons de l'entreprise afin d’obtenir une meilleure position, ou bien se réconfortent à l'idée que dès la complétion de leurs études ils pourront sortir de cette sphère peu envieuse du marché du travail. Dans tous les cas, personne ne veut rester pour le restant de sa vie un caissier.

Ayant été moi-même un des leurs, cela m’a toujours amusé d’imaginer la vie quotidienne de mes acolytes habitant de l’autre côté, et surtout celle de Tania. Amusé est certainement un abus de langage ici. Disons plutôt que son quotidien m’a toujours intrigué. Pourquoi son quotidien à elle particulièrement ? Son âge avancé, pour un travail aussi dur, doit y être pour quelque chose.

Prenons quelques instants pour imaginer ce à quoi doit ressembler sa vie de tous les jours.

À soixante-dix ans elle doit encore se réveiller vers cinq heures du matin pour aller travailler. Probablement pas d’enfants pour égayer sa vie, ni pour l’aider financièrement : son boulot ne lui rapporte pas beaucoup et lui offre plus une vie de privations qu’autre chose. Pas de mari. Ou peut-être. Elle se lève difficilement de son lit, se dirige vers la salle de bain, se regarde dans le miroir après avoir lavé son visage et doit se dire à chaque fois : "Encore combien de temps vais-je pouvoir tenir ?" 

Elle tente tant bien que mal de boire son café. Ce même café qu'elle sert des centaines de fois le matin. Mais elle n'y arrive plus. Le café la dégoûte. Si elle le boit, c’est parce qu’elle l’achète à un prix bas, au prix d’employé. C’est tout ce qu’elle peut se permettre, et malgré tout elle le vide dans l’évier. Pas ce matin.

Fatiguée, blasée, elle enfile à contre cœur son uniforme. Cet uniforme qui rendrait ridicule n’importe qui, mais pour une femme de soixante-dix ans il lui enlève en plus toute sa dignité. Sans l'uniforme, elle incarne la femme qui a mérité un bon repos après toutes ces années de travail acharné, elle inspire le respect. L'uniforme porté, elle représente la chaîne. À la maison, elle est Tania : lorsqu’elle sort, elle n’est que l’image de la corporation.

Elle cherche à tout prix une place assise dans le métro. Les varices aux jambes lui font trop mal. Parfois, les gens se lèvent pour lui céder la place, mais plus souvent qu’autrement ils ne font que l’observer. Elle ne peut complètement cacher son uniforme, on reconnaît facilement les pantalons et la casquette de la célèbre chaîne. La casquette ! Elle l'avait mise car elle avait froid à la tête. Or maintenant que celle-ci gêne, elle l’enfouie rapidement dans son sac à mains. Les passagers continuent néanmoins de l'observer. Rien de bien méchant. Ils savent toutefois pour qui elle travaille, et c’est assez pour que cela déteint sur elle.

Derrière sa caisse, elle tente par tous les moyens de servir les clients diligemment. L'affluence est grande, elle se doit d'être rapide et précise. "Un lait un sucre pour vous ! Et un muffin au chocolat pour madame ! Monsieur veut que je lui rajoute deux sucres ? Sans problème ! Voilà pour vous jeune homme, un café noir sans rien ! Oui, qu'y a-t-il ? Nous avons mis un lait en trop ? Mes excuses, je vais vous le changer tout de suite. Ça ne sera pas trop long. Donnez-moi une minute. Oui Madame, je sais que vous attendez pour votre sandwich… depuis cinq minutes ? En effet, c’est long, et que vous n'avez pas toute la...je fais de mon mieux Madame, je vous apporte cela tout de suite. Monsieur, puis-je prendre votre commande ? Ne vous inquiétez pas Madame, je ne vous ai pas oublié, votre sandwich arrive. Vous voulez un remboursement ? Oui, sans problème, donnez-moi quelques instants que je termine avec monsieur et je vous rembourserai. Madame, il faudrait simplement laisser la place au Monsieur, oui celui-ci, pour qu'il paye, et je vous remettrai votre argent par la suite. Vous ne voulez pas bouger ? Comprenez Madame que les gens derrières vous commencent à s’impatienter, et qu’eux aussi ils sont pressés par le temps…oui Madame, vous valez autant que ces personnes et que vous exigez qu’on vous traite correctement. Croyez-moi que…ah, voici votre sandwich, tenez...maintenant que vous l'avez je ne peux plus vous rembourser. Vous dédommager ? Je suis navré, ceci n'est pas dans notre politique, je ne peux faire ceci en ce moment...vous voulez parler au superviseur ? Oui je peux l'appeler si vous le voulez, mais croyez en mes plus sincères excuses...ne partez pas Madame, le superviseur arrive...Monsieur, je suis tout à vous, voici votre café. Il est froid ? Il a attendu une minute sur le comptoir, mais je vous assure qu'il n'est pas froid. Vous voulez que je vous le change ? Tout de suite Monsieur! Encore une fois, désolée, vraiment..."

Des scènes comme celles-ci, Tania doit en vivre des dizaines tous les jours. Des centaines par semaines. Des milliers par années. Des dizaines de milliers depuis qu’elle fait ce boulot ingrat. Le nombre de sandwichs et de cafés qui ont atterris par frustration sur son chandail nourriraient un village. Le nombre de personnes qui ne lui ont dit ni bonjour, ni merci, ne se compte plus. Ils sont pressés, tout le temps pressés. Alors qu'ailleurs dans le monde les femmes de cet âge sont pratiquement vénérées, les Tania de notre monde ne font qu'essuyer les crachats. 

Cependant voilà, c'est seulement Tania. L'européenne de l'est, arrivée à la septième décade de sa vie, pratiquement au bout de celle-ci. L’immigrée qui rêvait d’un monde meilleur en s’installant ici, et qui finalement n’a vécu que des illusions. Celle qui n'a jamais pu mieux faire que d'être caissière pour cette chaîne de restaurants, et qui certainement ne pourra faire mieux.

Néanmoins, elle a survécu. Tenir un mois est déjà tout un exploit en soit. Tenir je ne sais combien d'années, c'est mériter la médaille d'honneur. Debout, toujours derrière sa caisse, souriante et prête à servir les gens. Malgré sa difficulté à marcher, malgré l'étiolement de ses gestes, elle est toujours là, à nous servir des cafés pour notre grande satisfaction. Ou pas. Mais ça c’est seulement un manque d’appréciation de notre part.

Voilà, il n'y a rien de plus!

J'espère que vous avez apprécié la lecture de mes conneries. Je suis une merde!