Prochain essai
Rencontre sur le petit pont
Jeudi le 1 mars 2018
Il faut comprendre que tout ceci ne fait du sens que parce que j’habite sur une île, et que sur cette île il ne se passe pas grand chose.
Vous me direz que rien ne m’oblige à rester sur celle-ci, et au fond, vous avez probablement raison. Mais aussi loin que je puisse me le rappeler, j’ai toujours vécu ici, puis avec le temps il est devenu de plus en plus difficile de m’en échapper. Y parviendrai-je un jour ? Peut-être, on verra bien.
Vous expliquer le pourquoi de l’ennui vous ennuierait considérablement, et ce n’est pas ce que je recherche vraiment. Du moins pas volontairement. Sachez seulement que lorsqu’on est atteint d’un tel mal, il n’y a que deux choses qui peuvent se passer, deux chemins différents que nous pouvons emprunter pour tenter de nous échapper de cette torpeur : c’est soit qu’on subit, sans réagir, le quotidien imposé par le travail, la famille, les amis et l’assouvissement des projets personnels (autant qu’ils puissent être assouvis), ou bien on commence à imaginer des choses qui n’existent pas, tout simplement pour avoir un semblant de vie plus excitant.
Maintenant, la vraie question qui se pose : pouvons-nous choisir ce chemin ? J’aime croire que oui, mais dans mon cas je n’ai pas eu cette chance.
C’était lors d’une soirée d’automne, une chaude soirée d’automne où nous sortîmes, avec ma compagne de l’époque, prendre une marche (je ne sais ce que vaut réellement cette précision, au moins on ne m’accusera pas d’avoir omis ce détail). Cette température estivale à ce temps-ci de l’année était pour le moins anormale. Les shorts et les jupes ne furent sollicitées plus longtemps qu’habituellement, les piscines publiques prolongèrent leur saison d’ouverture, les écrans solaires continuèrent à bien se vendre. Fait remarquable : aucune goutte de pluie ne fut enregistrée pendant plusieurs semaines de suite. Les gens, eux qui redoutaient déjà l’approche de l’hiver, étaient tous souriants. D’ailleurs, ce n’était que justice rendue : l’été ne s’était jamais présenté au moment attendu.
Marcher était une activité que j’avais commencée à entreprendre de plus en plus souvent depuis quelques mois. Cela me permettait de me changer les idées, et Dieu sait si j’en avais besoin. Lors de cette soirée, que je n’oublierai jamais, nous décidâmes de nous aventurer vers le côté sud de l’île ; aux alentours de minuit je savais que nous n’allions croiser personne, et cela nous convenait parfaitement.
Plongé que je l’étais dans mes pensées, sans pour autant être silencieux envers ma partenaire, je ne fis aucunement attention au parcours que nous avions pris. À y repenser maintenant, probablement que nous avions longé le fleuve, puis pénétrés un peu plus vers l’intérieur de l’île, au niveau du lac. Nous fondîmes par la suite avec les arbres dans ce qu’il reste de la forêt, pour ressortir du côté nord et arriver, après d’autres détours tortueux et inutiles, au sein d’un très joli parc. Tout au long de cette aventure plusieurs pensées dévalèrent dans mon esprit. Des pensées qui n’apparaissent que lorsqu’on se retrouve ainsi seul face à ses réflexions ; que je devais commencer à penser à me caser, à tous les niveaux, qu’il fallait que j’assure un boulot avec un revenu confortable (ça serait plus sympa), qu’on fonde une famille (ça aussi ça serait sympa), que je prenne un meilleur soin de ma personne, que je diversifie mes activités en adoptant, par exemple, un animal de compagnie comme ce renard devant moi, que j’apprenne une nouvelle langue (l’italien peut-être), que je m’adonne à un instrument (j’ai toujours hésité entre la guitare, le piano et le violon)...
Je pris quelques instants pour réaliser que ce n’était ni un gros chat, ni un chien, mais que devant moi se trouvait un renard, sur le petit pont du parc.
Sa présence sur l’île relevait pratiquement de la légende. J’en avais souvent entendu parler, par contre je ne l’avais jamais vu de mes propres yeux. Personne d’ailleurs ne l’avait vraiment vu. Ou bien ceux qui l’avaient vu n’étaient pas crédibles ; certains d’entre eux affirmaient même avoir vu deux de ces renards, voir une famille avec les renardeaux, histoire de rendre crédible le tout.
Sur le coup nous eûmes peur. Le renard semblait tout maigre et affamé : je ne savais comment il allait réagir en notre présence. Allait-il nous attaquer ? Je m’attendis à ce qu’il sorte à tout moment ses dents pointues pour qu’il nous dévore sans hésiter, en réponse au mal que nous lui avons fait, celui de lui avoir détruit son habitat. Mais à la place il nous fixa droit dans les yeux, et nous restâmes ainsi dans cette position quelques instants.
Pendant que nous étions ainsi face à face, nous commençâmes lentement à reculer, sans le quitter des yeux, d’un pas, puis d’un second, puis nous nous apprêtâmes à faire demi tour et courir la course de notre vie, lorsque soudain j’entendis une voix :
- Si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre.
Je sursautai en l'entendant. Elle me fit plus peur que l’apparition de l'animal sur le petit pont. Cette voix n’était pas celle d’un homme, ni celle d’une femme, encore moins celle d'un enfant. C'était quelque chose d'autre. Je me retournai pour voir qui avait parlé ainsi, mais je ne vis personne, hormis ma compagne qui ne comprenait pas pourquoi nous n’avions pas encore déguerpis. Déguerpis ? J’avais oublié le renard ! En reposant mes yeux sur le petit pont, je me rendis compte qu’il avait disparu.
- Mais n’as-tu rien entendu ?
- Je te le dis ! Comme d'habitude tu imagines des choses.
Aujourd’hui encore je pense fortement que c’était le renard qui avait parlé ainsi. Comment est-ce que je le sais ? Ces paroles, ne furent-elles pas prononcées par un fameux renard justement, sur une certaine planète, à l'égard d'un jeune garçon ? Comment expliquer cette impossibilité naturelle ? Je n’en ai pas la moindre idée. Cependant, je puis vous garantir deux certitudes. La première est que, depuis cette rencontre avec le renard en cette chaude soirée d’automne, jamais je ne le revis. La seconde, c’est que j’appris à apprivoiser mon imagination.
Je vous l’avais dit : c’était une chaude soirée d’automne, celle propice à toute sorte de vision.