Prochain essai
Clochette à Peter
Dimanche le 29 septembre 2019
Votre Majesté,
Avant cette soirée je ne connaissais pas le récit de Primus, même si l’histoire nous est universellement familière. Mais Saphanta n’en resta pas là :
“Primus, reprit-il, est le premier que nous avons qualifié de jaini. Rien ne prouve réellement son existence, dans le sens aucune preuve tangible montre qu’il a existé, mais tu verras que ce détail importe peu. Voici une lettre authentique (il me remit quelques feuilles dorées) qui te le montrera.
La lettre d'origine, je ne l’ai plus Votre Majesté. Pourtant, la voici, retranscrite intégralement, sans qu’il y manque un seul mot, alors que je ne l’ai lu qu’une seule fois ! Que Votre Majesté veuille bien prendre la peine de la lire : elle ne devrait pas décevoir Madame.
“Cher Peter,
“Je me suis saupoudré le visage ce matin de cette poudre magique que tu connais bien. Tu me diras qu’il n’y a rien de particulier à ceci, puisque je m’adonne à cette toilette depuis toujours. Seulement, c’est dans cette activité, la seule que nous n’avions pas en commun, que je pense le plus à toi. Et plus étrange encore c’est là que tu me manques le plus ! Je crois que ceci est relié à quelque chose d’invisible, à ton odeur peut-être. Car oui Peter, je te sens toujours ici. Ton parfum ne cesse de te ramener à mes souvenirs.
“Te souviens-tu de la fois où il nous a fallu combattre les garçons perdus alors que nous ne pouvions les voir ? C’était la fois où ils ne cessaient de médire sur toi toutes sortes de calomnies à travers le Pays Imaginaire. Jamais ils ne furent aussi hypocrites et malveillants que cette fois-ci, et d’ailleurs jamais nous avons su ce qu’ils leur étaient passés par la tête. Nous avions alors dû nous déplacer dans la presqu'île du Capitaine afin d’arrêter pour quelques instants le tic-tac que ces mauvais garçons avaient fait ingérer au crocodile. Et qui donnait une marche inéluctable au temps, cette chose que je ne connaissais pas. C’était la fois où les événements se précipitaient trop rapidement et où Crochet, malgré les liens qui vous unissent, ne savait plus où donner de la tête.
“Quelle aventure que ce fût celle-là ! Certainement la plus belle de toutes. C’est là que tu es devenu la personne que tu es aujourd’hui. Celle que je ne trouve plus.
“Nos longues conversations me manquent Peter. Je me souviens de cette histoire comme si elle s’était déroulée hier, mais je ne trouve personne avec qui la partager. Même pas avec toi. Tu as quitté le Pays Imaginaire pour un pays qui l’est moins ; tu as décidé de laisser un amour vrai pour un amour qui n’existe pas.
“Jamais je ne me suis sentie aussi libre et naturelle qu’avec toi lorsque nous nous envolions de partout vers partout, des cimes des plus hautes montagnes jusqu’aux plus profondes et obscures grottes du lagon : nous avions le Pays et l’éternité pour nous. Étrangement, jamais je ne me suis sentie moins libre et moins naturelle qu’avec toi Peter. Souvent ai-je regretté d’avoir eu autant de sautes d’humeurs à ton égard, des moments où je semblais être moins patiente. Au fond, je n’en voulais qu’à moi-même et à mon incapacité de te dire ce que je ressentais vraiment pour toi. Et alors, je devenais sensible à tout. Lorsque tu me comprenais pas, je m’irritais ; lorsque tu m’ignorais, alors que je ne cessais de te scruter des yeux et à chercher ton attention par tous les moyens, je désespérais ; mais surtout, lorsque tu parlais à d’autres femmes, et encore plus lorsque tu me parlais d’elle, j’en perdais toute ma magie. Rien ne me fit autant mal que lorsque tu l’évoquais, cette Wendy que tu chéris aujourd’hui. Ne pense pas qu’avec ma petite taille je ne peux éprouver qu’un sentiment à la fois, que jamais je ne pourrais vivre et ressentir plusieurs émotions en même temps.
“Qu’a-t-elle de plus que moi ? J’ai, en vain, tenté de résoudre ce mystère. À plusieurs reprises je l’ai observé, de loin, alors qu’elle ne pouvait me voir, et à chaque fois je n’ai pu trouver la réponse à ma question. Elle n’est pas aussi belle et je ne suis pas aussi moche ; elle se débrouille peut-être bien dans ses vols, par contre je reste de loin celle qui se déplace le mieux dans les airs. Possède-t-elle plus d’esprit que moi ? Mais ai-je vraiment le droit de me plaindre ? il faut croire que j’ai été très chanceuse de t’avoir à mes côtés pendant tout ce temps.
“Je ne savais pas que le temps pouvait faire autant souffrir les gens. Depuis que tu es parti, cela fait plusieurs années maintenant - mais qu’est-ce une année, dis-moi ?, ton absence m’a été cruelle. À chaque jour, je scrute l’horizon dans l’espoir de te voir apparaître. Souvent, alors que je crois reconnaître au loin une silhouette que je prends pour toi, qui suit la courbe de tes vols, cette courbe élancée et légère où tu dégages cette impression de liberté, d’insouciance et d’impétuosité, je me rends finalement compte que mes yeux, ma tête, et probablement mon coeur, m’ont joué un bien vilain tour. Il n’y rien de pire qu’un espoir inassouvi, et c’est ce qui m'affaiblit à tous les soirs.
“Depuis ton départ je me sens moins forte, moins vivante, peut-être même moins magique. Je bats des ailes plus lentement, je vole moins légèrement, alors qu’ensemble, à deux, je me sentais insaisissable. Je dors plus tôt : mes journées se terminent ainsi plus rapidement. Car chaque jour qui passe n’est-il pas un jour qui me rapproche de toi ?
“Qu’importe, Peter. Tu ne m’aimes pas, alors que moi oui. N’est-ce pas la plus belle preuve d’amour que je puisse te donner?
“Clochette