Prochain essai
Dans l'ombre de la Rambla
Lundi le 4 juin 2018
Article paru dans De l’autre côté, semaine du 3 juin 2018.
Après quelques jours dans la capitale royale d’Espagne, nous avions décidé de passer neuf jours à Barcelone. Comparée aux autre villes visitées lors de notre périple elle est celle qui, de loin, s’est vue attribuer le plus de journées dans notre itinéraire. Étant tout proche nous ne voulions pas passer à côté de cette occasion de faire la dulce vida, le soleil et la plage étant deux choses rares sur notre petite île.
Nous logions sur Sant Erasme, à quelques coins de rues de la Rambla, l’artère la plus fameuse de la ville. Mais malgré la petite distance qui nous séparait de celle-ci, et malgré l’immense attraction inexplicable que la Rambla exerce auprès des touristes, rien de ce monde de la démesure ne nous parvenait depuis l’endroit où nous étions logés. Il n’y avait aucune boutique souvenirs dans les environs, ni aucune autre attraction touristique.
Cette maigreur en choix d’activités nous permit de vivre et d’apprécier le quotidien des barcelonais. Nous comprîmes rapidement qu’il ne fallait pas être surpris de voir régulièrement de jeunes enfants dans la rue, jongler le ballon avec une dextérité déconcertante, à côté de types louches qui longeaient les murs en vendant de la drogue. “Nous ne leur vendons pas de la drogue, ce sont nos enfants, jamais nous ferions ça”, nous dit-on. “La drogue, c’est pour ces jeunes touristes qui ne cherchent qu’à s’éclater en venant ici.” Entre eux se trouvaient les adultes qui observaient tout ceci, silencieusement, dans leur bulle, en attendant que leur lessive se complète dans la buanderie du quartier. Puis en début de soirée, voire la nuit, ces adultes au linge propre laissaient leur place aux autres adultes, ces femmes qui élisaient quartier à pratiquement chaque coin de rue, le temps de la nuit. Et alors que les enfants envoyaient le ballon n’importe où, et que les adultes vendaient ou se vendaient, sous les yeux incrédules des quelques touristes qui pensaient s’être échappés de la folie de la Rambla, pour se rendre compte que finalement cette ville n’était qu’une succession de surprises, au milieu de toute cette scène, dans cette rue des plus humaines, se trouvait un restaurant.
Le restaurant, modeste, n’était pas très grand, sans être petit. Propre en tout point, autant l'établissement en tant que tel, que ce soit les chaises, les tables, le plancher, le mur, que les ingrédients, frais et soigneusement disposés, étalés aux yeux des clients pour qu’ils puissent choisir ce qu’ils veulent pour leur repas. À en déduire par ce qu’il offrait, les plats sur le menu variaient entre le turc et la culture du Moyen-Orient.
Ce restaurant avait tout d’attrayant, pour autant qu’on appréciait ce type de cuisine. Et pourtant il était toujours vide.
À n’importe quel moment de la journée où l’on passait devant il n’y avait jamais un client. Le matin, en après-midi, en début ou fin de soirée, les chaises ne supportaient personne, et la viande se faisait tranquillement griller, sans se faire découper. Il fallait croire que personne ne semblait avoir faim dans cette ville.
L’homme derrière le comptoir paraissait fatigué, et quelque part découragé. Probablement découragé de constamment devoir bien entretenir son restaurant alors qu’il ne se passait rien, alors que dans cette ville il se passait tout le temps quelque chose, partout. Barcelone, qui avait la réputation de ne jamais dormir. Découragé d’être venu d’aussi loin, probablement des Indes vu ses traits, laissant derrière lui sa famille pour mieux les aider, alors qu’il n’accomplissait rien ici. Pour un père, pour une mère, rien n’est plus triste qu’une maison vide de ses enfants ; pour un restaurateur, rien n’est plus triste qu’un restaurant sans clients.
À chaque fin de soirée, lorsque l’homme fermait son établissement, toute la viande qui n’avait pas été vendue, il l’a donnait aux chiens du quartier. Cette viande aurait été très convenable pour la resservir le lendemain, mais il faut croire que si un client devait se restaurer dans son établissement, notre homme voulait lui donner la meilleure viande qu’il soit.
À la huitième journée de notre séjour, je décidai d'en avoir le coeur net et je pris un plat shish taouk pour emporter.
Il n’y avait rien de bien différent dans cette commande que par rapport aux autres établissements. La portion était plus que généreuse, la viande fraîche telle que je m’y attendais, le riz bien préparé, la salade bien assaisonnée. Même le jus de mangue que je pris en accompagnement était particulièrement bon.
Le lendemain, avant de quitter la ville, je me rendis au restaurant afin de m’imprégner une dernière fois de cette scène. Je le vis, fidèle au poste, toujours derrière le comptoir, dans son restaurant qui était toujours vide. Mais cette fois-ci à ma vue son visage, aux traits habituellement las, rajeunit. Il me sourit en retour et nous nous saluâmes de loin.
Si je devais retenir quelque chose de Barcelone, ça serait bien cette image. Celle d’un homme souriant malgré tout. Car il savait que j’étais un touriste, qui allait partir pour revenir on ne sait quand, et que personne n’allait venir de sitôt dans son restaurant.