Prochain essai
Lettre entre deux soeurs
Mardi le 12 juin 2018
La nuit dernière, j’ai fait un autre rêve bien étrange.
Je me trouvais dans le salon. Dans un salon ou mon salon, je ne saurais le dire. Devant moi, installée à une table, il y avait une femme qui écrivait. Je m'approchai d’elle et, sans qu’elle m’entendît, je jetai par-dessus son épaule un regard sur ce qu’elle griffonait. C’était une lettre. Curieux, je commençai à la lire sans qu’elle se douta de quoi que ce soit.
“Il y a bien longtemps que je ne t’ai pas vu petite sœur. Je ne te pointe nullement du doigt, je suis aussi fautive que toi sur ce point, si ce n’est plus, puisque c’est moi qui ai pris la décision de quitter le village. Pourtant malgré la petite distance qui nous sépare, il se trouve que je n’ai que rarement le temps pour venir te rendre visite. Une maison demande beaucoup d’entretien, et une maison bien remplie demande une attention plus particulière. Sem et Japhet sont maintenant un peu plus grands et commencent tout juste à nous aider dans les corvées quotidiennes, mais Cham réclame constamment les soins de sa maman. Comment les lui refuser ? Lorsqu’il me regarde avec ses gros yeux et ses belles joues à croquer, je ne peux l’ignorer.
“Je ne cherche nullement à me plaindre de mon train de vie ici. Au contraire, ce choix que nous avons fait, mon mari et moi, s’est manifesté à nous de la manière la plus naturelle possible. Tu le sais mieux que quiconque, mais dès notre plus jeune âge la proximité des personnes nous a dérangée. Nous sentions, et encore plus fortement aujourd’hui lorsque les villageois passent non loin pour chasser, une certaine violence émaner de leur personne. Il suffit d’observer la rage qu’ils mettent sur le gibier lorsqu’il est abattu : les scènes sont de plus en plus sanguinaires, effrayantes. Ils ne prêtent aucun respect à ce que le Créateur a bien voulu leur pouvoir.
“Depuis que nous nous sommes installés hors du village, il n’y a pas un jour envers lequel je regrette cette décision, si ce n’est de ne plus t’avoir à mes côtés aussi souvent que je le voudrais. À force de leur parler de toi, les enfants me demandent souvent quand est-ce qu’ils verront leur tante. La seule idée que leur mère puisse avoir une sœur les excitent tellement ! Sache que ta famille est la plus que bienvenue parmi nous, même si j’ai senti la dernière fois une certaine méfiance de ton mari à notre égard.
“Il n’y a pas de meilleure sensation que celle de ne devoir rien à personne, et c’est ce que nous sommes arrivés à faire. Nous cultivons nos propres champs, et tu serais probablement surprise de la qualité des légumes et des fruits que l’on parvient à faire pousser sur cette terre fertile, certes non loin de la vôtre. Nulle part n’a-t-on vu des choux de la taille de ceux qu’on arrive à soutirer de notre terre, de Sa terre devrais-je dire. Nous élevons nos propres animaux : les œufs sont toujours frais, les poulets toujours tendres, le lait toujours nourrissant. Je ne pensais pas qu’il existait différentes qualités de laine ; celle que nous prenons de nos moutons nous protège remarquablement bien du froid. En fait, maintenant que j’y pense, lorsque nous étions jeunes, j’avais en souvenir que les animaux étaient réticents à toute domestication, ce qui n’est nullement le cas ici.
“Il est vrai que vivre seuls demande un effort plus considérable afin de soutenir cette liberté. Cependant les fruits que l’on arrive à récolter sont plus juteux. Personne ne nous pose de questions, ni sur le pourquoi, ni sur le comment des choses. Nous éduquons nos enfants de la manière la plus libre possible, selon Ses principes.
“Malgré les innombrables tâches qui nous assaillent, j’arrive quand même à passer du temps avec mon mari. Souvent ensemble, nous nous entraidons continuellement. Je dois t’avouer qu’il ne fait pas son âge du tout, et il paraît plus jeune que ce qu’il dit être réellement. Il est le premier à se mettre debout le matin, le dernier à rentrer sous les draps, et jamais je ne l’ai entendu se plaindre de fatigue. Il défriche la terre aussi lourdement qu’un bœuf, il effectue les réparations de la maison sans pratiquement aucune aide. Je ne sais encore comment, aujourd’hui, il est arrivé à soulever seul cette grosse poutre digne d’un navire ; même lui en fut surpris !
“La qualité du temps que nous avons l’un avec l’autre ne se résume pas strictement à l’ouvrage. Nous avons également nos moments plus sensibles. La vue qui s’offre à nous, depuis la petite colline sur laquelle est posée notre maison, est des plus jolies. L’horizon s’étale loin devant et, des deux fenêtres de notre chambre, nous pouvons voir, à tous les jours, soit le lever du soleil ou bien son coucher. À tous les jours. Le spectacle est à chaque fois saisissant. Souvent le matin, avant de se mettre à la besogne, collés dans le lit, il m’enlace fortement dans ses bras chauds pour regarder cette scène. Il n’y pas une matinée où je n’ai pas désiré ce moment. Tu trouveras peut-être mon bonheur enfantin ; la vie modeste m’a appris à me contenter de peu.
“Au fond, ce que nous avons trouvé dans cette existence, recluse de tous, c’est le rythme. Tout se fait selon notre propre cadence, selon nos propres envies, selon notre harmonie. Je ne peux que remercier Dieu, et à chaque jour je ne rate aucune occasion de le faire. Je prie ardemment, matin et nuit, pour la grâce par laquelle Il nous comble.
“Or voici qu’Il nous éprouve.
“Hier, en fin de journée, mon mari, mon ami, mon compagnon de toujours, se présente à table pour le dîner, comme à son habitude, toutefois soucieux comme jamais. Habituellement il profite de ce moment familial pour jouer tendrement avec les enfants, et leur parler un peu de diverses choses, non reliées à la tenue de la maison. C’est un des moments de qualité par lequel il peut leur partager en toute aisance les préceptes de l’Éternel. C’est un des moments où je peux me reposer tout en étant avec ma famille.
“Cette fois-ci, rien de cela arriva. Il est vrai que lors de ses trois dernières nuits il avait fait des cauchemars, particulièrement agités. Était-il fatigué, finalement ? Je ne sais quoi te dire, car jamais je n’ai été confrontée à une telle situation. D’habitude il me raconte tout, même ses pensées les plus personnelles. Pourtant, concernant ces trois nuits cauchemardesques, rien ne sortit de sa bouche. Le matin je n’osai lui demander quoique ce soit, me contentant simplement de l’observer. À son réveil il était à chaque fois tout mouillé et, chose étrange, au sortir du lit, il ne cherchait nullement à se sécher. Il passa alors ainsi le restant de la journée dans cet état de trouble, et surtout ruisselant. Pour les trois jours.
“Donc hier soir il s’assit à table, le regard dur, vitreux, le visage peignant presque l’effroi. L’effroi ! Lui, qui ne craignait que Dieu, lui, qui avait justement avait choisi cette vie pour ne plus se soucier de rien, ni de personne, affichait un air que je ne lui avais vu en aucun temps. Je ne le reconnaissais plus. Même les enfants ne purent lui arracher ni un sourire, ni un regard.
“- Il va falloir se préparer, lâcha-t-il soudainement et lourdement. On doit ramasser l’essentiel de nos effets, strictement l’essentiel, et vite. Il ne nous reste plus beaucoup de temps. Nous allons devoir quitter la maison bientôt.
“Sur le coup je ne sus quoi lui répondre. Rarement il utilisait ce ton avec les gens, et surtout jamais avec moi.
“- Et où allons-nous, Saphanta, cette fois-ci ? arrivais-je enfin à dire.
Quelle a été ma surprise lorsque je lus mon nom sur cette lettre ! Cette femme qui écrivait à sa soeur n’était nulle autre que mon épouse, que je ne connaissais pas encore ! Elle était là, devant moi, aussi réelle que si elle n’appartenait pas à ce rêve. Il aurait suffi que je fasse un peu de bruit, elle se serait retournée, et j'aurai pu ainsi voir son visage
J'aurais voulu lui parler, la toucher, mais toutes ces émotions furent assez fortes pour me faire sortir de cette illusion. Cependant, tout juste avant de rejoindre ma réalité, à la fois malgré moi mais brûlant d’en apprendre plus sur ma personne, je me risquai à lire la réponse que je fis à ma femme :
“- Nulle part...et partout à la fois. Ce n’est pas nous qui partons, mais c’est la Terre qui ne fera qu’un.