Prochain essai
Les surprises d'un mari - une généalogie VI
Lundi le 24 décembre 2018
Quand est-ce que j’ai vu ta maman pour la première fois ? Je ne m’en souviens plus trop.
La première fois que je l’ai rencontré et que j’ai su qu’on allait passer le restant de nos jours ensemble, je m’en rappelle comme si c’était hier. J’étais au marché, à la recherche de quelques subsistances, lorsque mon attention fut à un endroit où la lumière du jour était beaucoup plus forte. Elle se retourna, nos regards se croisèrent, et depuis ils ne sont jamais quittés.
Par contre la vraie question, mon fils, est plutôt celle-ci je crois : quand est-ce j’ai profondément aimé ta maman pour la première fois ?
Un matin, je m’étais réveillé étrangement de bonne heure, avant le lever du soleil. J’avais perdu le sommeil tandis que ta mère dormait encore. Au lieu de rester allonger dans le lit sans rien faire en attendant l’aube, je décidai de me lever et de me préparer pour aller à l’atelier. Je commençais à sortir du lit, doucement, ne cessant de guetter son visage de peur de la réveiller puisqu’elle avait le sommeil léger, lorsque soudainement je remarquai un détail qui me stupéfia et m’empêcha de sortir complètement du lit.
Il est vrai que la chambre était encore assez sombre, mais je ne me trompais pas : son visage, que je croyais connaître parfaitement, était devenu plus rond. Et sous celui-ci, je remarquai que ses seins avaient pris du volume. Et juste en dessous de ses seins, apparut un ventre d’une certaine rondeur.
Celui qui aurait vu l’expression de mon visage à ce moment-là en aurait probablement eu la chair de poule. Elle était enceinte ! Et pas de moi, puisque nous n’avions pas encore consommé notre mariage !
Suite à cette triple constatation l’horreur me gagna, et plusieurs pensées se bousculèrent dans ma tête. Comme tu le sais, j’attendis longtemps avant de me marier. Plus les années avancèrent, et plus il m’était difficile de trouver une femme qui voulait bien d’un homme tel que moi : ni trop beau ni trop laid, ni trop riche ni trop pauvre, travaillant honnêtement, mais surtout un homme d’un certain âge. L’union avec ta maman a eu, dans ce sens, plusieurs effets bénéfiques sur moi.
Mais voici que Marie, cette lumière de ma vie qui n’avait été que trop sombre jusque-là, ce phare qui m’avait guidé à travers cette mer déchainée du doute et du désespoir, de la peur de passer le restant de ma vie seul, sans famille, sans épouse et amie à qui me confier pleinement, voici donc qu’elle me replongeait dans ces ténèbres que j’avais cru laissé derrière moi. Pourquoi avoir attendu tout ce temps si c’était pour être déshonoré de la sorte ? J’étais furieux, je voulais sortir de la chambre, de la maison, crier de toute mes forces. De la frapper peut-être ! Mais pourquoi sortir ? Qu’elle se réveille ! Peu m’importait maintenant. Je lui avais donné tout ce que j’avais. La force de mes bras et la sincérité de mon cœur ne lui ont jamais faits défaut. J’avais été un époux exemplaire, tel que peu de femmes peuvent se vanter d’avoir. Et voici que l’objet de toutes mes délicatesses avait décidé que ce que je lui donnais n’était pas assez, et qu’il valait mieux changer de main. Qu’il valait mieux se souiller et voir ailleurs.
Et pendant que toutes ces idées sombres s’agitaient en moi, que pouvait bien faire la source de tous mes malheurs qui venaient de m’abattre ? Elle dormait ! Sereinement. Ne se doutant d’absolument rien. Comment pouvait-elle continuer à profiter de la vie alors que je souffrais horriblement ? Je me décidai de la réveiller, brusquement, et de la mettre dehors.
J’avais à peine tendu mon bras pour la secouer et la sortir de ses rêves qu’elle ouvrit les yeux.
Avait-elle lu dans mes pensées ? Son sourire matinal, qui accompagnait habituellement ses réveils, s’effaça rapidement devant la consternation que peignait mon visage. Elle comprit que j’avais remarqué le changement qui s’était opéré en elle. Pourtant, alors que je m’attendais à ce qu’elle prenne peur et me débite toutes sortes d’excuses, alors que j’allais lui vomir toutes les pires méchancetés qu'un homme puisse proférer à sa femme, voici qu’un rayon de soleil venait de traverser la fenêtre de notre chambre et illuminer son visage :
- Dieu sait combien je t’aime Joseph et que jamais je ne te ferai le moindre mal.
Personne n’explique bien ces moments où la magie entre deux êtres s’opère véritablement. Je puis cependant t’assurer une chose mon fils : ce fut à cet instant très précis que j’ai véritablement aimé ta mère. Elle ne cherchait pas à fuir, ni physiquement ni par les mots, face à la bête que j’étais devenu. Aussitôt prononcées, ses paroles m’apaisèrent et me désarmèrent : en quelques mots simples elle était parvenue à réduire à néant toutes les folies qui m’animaient. Bien entendu, ta maman je l’aime pour toutes sortes de raisons : nous partageons les mêmes valeurs, les mêmes goûts, l’attirance physique existe entre nous. Mais une personne qui arrive à susciter un tel changement bienheureux en ta personne, aussi rapidement, est une personne qui te comprend finalement plus que tu ne le crois.
Plus tard dans la journée, un détail me trotta dans la tête. L’apparition du rayon du soleil sur son visage lorsqu’elle me répondit en cette matinée me laissa perplexe. J’en vins à la conclusion que Lui aussi confirmait la sincérité de ma femme. Tu pourrais très bien me dire que tout ceci n’était peut-être qu’un coup de chance. Mais justement, afin qu’on ne se fasse pas réveiller trop tôt à chaque matin, la fenêtre de notre chambre donne sur l’ouest.