Prochain essai
Une perception - la vendeuse de macarons VII
Jeudi le 13 septembre 2018
- Sachez que c'est moi qui ai invité cette jeune femme à entrer ici et à assister à la séance d'aujourd'hui, dit le vieil homme que j’avais rencontré à l’entrée. Il est plutôt rare qu'un étranger, venant de l'autre côté, s'aventure aussi loin chez nous. Il est encore plus rare que celui-ci prenne la parole, ici-même.
"Votre témérité vous a valu le droit de vous adresser à nous tous, jeune demoiselle. Si vous le voulez bien, venez ici, au centre.
Toutes les têtes, immobiles depuis le début de la séance, s’étaient retournées d'un seul coup en ma direction. Suite à ma sortie, un silence de plusieurs secondes s'était installé dans la salle, secondes qui me parurent une éternité. Plus celles-ci s’écoulaient, plus j’avais la sensation d’avoir fait une bêtise.
Phrodia s'était également tu. Probablement aussi surpris que les autres par cette interruption, il n'arriva même pas à poursuivre ni son récit, ni l'idée sur laquelle il devait conclure. L'effet qu'il avait soigneusement cherché à créer sur l'audience, je l'avais anéanti en quelques mots.
Ce fut finalement mon bon vieil homme qui vint à ma rescousse. En quelque sorte, puisqu'à sa demande de venir parler au centre de la salle, mes jambes s'encastrèrent au sol. Alors que j'étais transportée d'un certain courage il y avait de cela quelques minutes à peine, celui-ci disparut aussi soudainement qu'il était arrivé.
- Si cela ne vous dérange pas, je désirerai rester ici. Je peux me mettre debout, si c'est plus facile pour vous. Par contre pour ce qui est d'aller de l'avant, je risque d'angoisser plus qu'autre chose.
- Comme il vous plaira. En ce qui nous concerne, n'ayez aucune crainte, où que vous soyez, ici dans cette salle, nous vous entendrons et verrons parfaitement. D'ailleurs, je ne risque rien en disant que vous avez présentement toute notre attention. Pour ce qui est de venir au centre, cela ne fait que simplifier la tâche pour celui qui parle.
- Merci.
- On m'appelle Pierre. Et je vous en prie. Donc, vous disiez que Phrodia se trompait peut-être dans tout ceci.
J'avais complètement oublié cette histoire.
- Oui...voilà...sans offenser quiconque bien entendu, car je ne connais personne ici...je pense que Phrodia a été victime d'une mauvaise expérience client. Tout simplement.
- Une mauvaise expérience client, tout simplement ? me demanda Phrodia.
- C'est exactement ça...en fait, c’est ce que je crois qui vous est arrivé.
- Il se peut que mademoiselle...
- Inès.
- Merci. Il se peut que mademoiselle Inès, reprit-il en direction de toute la salle, ait raison. Cependant j'ai vu le regard que cet homme m'a donné. Il y avait du mépris et aussi, à peine détectable, profondément en lui, de la peur. Sans parler du mutisme de l'employé qui n'a même pas essayé de se porter à ma défense alors que...
- Je ne peux entièrement répondre des actions des autres, repris-je, ayant retrouvé un peu de courage que j'avais perdu, mais des personnes méchantes et de mauvaise humeur, il y en aura toujours. Elles peuvent vivre de mauvais moments, avoir accumulées beaucoup de frustration qui ne s'est jamais vraiment libérée, ou si ça sort c'est souvent envers et au détriment des mauvaises personnes. Cela nous arrive à tous parfois, n'est-ce pas ?
Je m'attendais à recevoir au moins un hochement positif de la tête à mon égard, je ne vis aucun signe d’approbation, autant chez Phrodia que dans la foule. On continuait à me fixer impassiblement.
- Quant à l’employé, décidai-je de poursuivre, souvent, face à de tels clients violents verbalement, les employés bloquent. Surtout dans le domaine du service à la clientèle. Ils sont choqués, si on peut dire ainsi, de la scène qui se déroule devant eux. Ils n’arrivent tout simplement pas à réfléchir correctement, voire pas du tout. Ne le prenez pas personnel Phrodia, je suis sûre qu’en aucun cas l’employé à mal voulu faire. Et puis pensez-y quelques instants : cette personne derrière le comptoir sert des centaines de clients par jour, des milliers par semaine, peut-être pas loin du million par années. Alors qu’il est habitué à servir pratiquement tous les clients de la même façon, voici qu’un plus effronté que les autres se présente. Sa routine, qui devait opérer à grande allure tout le temps, déraille brusquement. Il lui faut donc un certain moment avant de se replacer et de repartir proprement. Combien de temps ? Ça dépend de l’expérience je dirai mais, dans tous les cas, c’est parce que vous ne lui aviez pas donné le temps nécessaire pour se remettre que vous avez émis ce jugement aussi dur à son encontre.
- Tout ceci fait beaucoup de sens mademoiselle Inès, reprit calmement Phrodia, mais comment pouvez-vous établir de telles conclusions ?
- Il se trouve que je suis moi-même vendeuse de macarons.
À ces mots, la salle lâcha un “Ohhhhh !” en parfaite unisson. J’en tressaillis de la tête aux pieds.
- Vendeuse de macarons ?
- Exactement.
- Comment êtes-vous arrivée sur cette île ?
Même s’il n’y avait rien d’hostile dans le ton par lequel ces questions étaient posées, à cet instant j’aurai voulu disparaître de cette salle, de cette île, et retrouver ma cousine. Je me sentais assez mal à l'aise.
- Je me promenais dans la ville et, par hasard, j’ai vu l’île au loin. Ayant eu un peu de temps devant moi, j'ai décidé de me promener un peu.
- Qui connaissez-vous ici ?
- Sur cette île ? Personne.
- Et en ville ?
- Ma cousine. Et il y habite depuis plusieurs années.
- Vous a-t-elle déjà parlé de l’île des Jainis ?
- Jamais.
- Jamais, jamais ?
- Puisque je vous le dis.
- Connaissiez-vous quelqu’un dans cette ville, avant votre venue ?
- Non.
- Une personne que vous avez rencontré et que vous savez qu’elle habite ici ?
- Pourrais-je savoir pourquoi cet interrogatoire ? (tout ceci commença à me fâcher et j’en devins très remontée). Pourquoi toutes ces questions ? Est-ce que je vous en pose autant ? En fait qu’est-ce qui se passe ici ? C’est quoi cette réunion, et cette séance de la question ? Et quelle drôle de question aussi, s’il faut voyager ou pas ! Qui sont ceux qui se trouvent de l’autre côté ? Et où se trouve l’autre côté ? Vous parliez de peur il n’y a pas très longtemps, en faisant référence au client brusque. Mais vous, de quoi avez-vous peur exactement ? Car clairement vous craignez quelque chose.
Ni Phrodia, ni le vieil homme, personne n’osa m’interrompre. Pire, personne ne répondit à mes questions.
- Questions absurde sans doute : qui êtes-vous ? Qui êtes-vous vraiment ?
- Nous sommes des jainis.
Celui qui était assis à ma droite se leva. Ma surprise fut grande lorsque je le reconnus.
- Vous ! Saphanta !
- Bonne mémoire Inès !
- Que faites-vous ici ?
- Et bien, j'habite sur cette île.
- Parfait ! Vous voulez peut-être m’expliquer ce qui se passe ici ?
- Ça va me prendre un certain temps pour vous expliquer le tout, et il se fait tard. Je suis sûr que votre cousine, qui a probablement écourtée sa journée de travail pour vous, vous attend à la maison.
Il avait raison, je n’avais pas vu l’heure passer. Puis je trouvai que les choses commençaient drôlement à se compliquer. Malgré mon envie d’en avoir le cœur net avec tout ce qui se passait ici, je ne pouvais refuser la porte de sortie que l’on me présentait. Même si je doutais fortement que ma cousine avait terminé plus tôt. Avait-il saisi mes craintes ?
- Je vous le promets, je vous expliquerai le tout prochainement.
- D’accord. Mais avant de quitter, que vouliez-vous dire par nous sommes des jainis ?
Il sourit avant de me répondre :
- Je ne sais pas quel nom vous nous aviez donné, nous qui habitons sur cette île. Jainisois peut-être ? Nous avons opté pour jainis. C’est plus simple à retenir, mais c’est surtout plus juste. Plus juste dans quel sens ? Le nom, écrit tel que vous l’avez vu sur la plaque avant de rentrer sur l’île, vous induit en erreur. Ne vous fiez pas à ce que vos yeux ont vu, comme vous venez de nous l’exposer suite à l’histoire de Phrodia. Écoutez plutôt, et vous aurez alors un début d’idée de qui nous sommes véritablement. Oui, nous pourrions maintenant, moi ou n’importe qui d’autre ici, vous élaborer plus en détails ce que tout cela implique, mais cela ne servirait à rien. Il y a des points que vous ne voudriez pas croire, alors qu’en fait il vous faudra un peu de temps pour assimiler tout ceci. Et surtout, une bonne imagination, même si tout ceci est bien réel.
* * * * * * *
Voici donc comment tout cela a commencé.
Tout juste après avoir quitté l’île, avant même de rentrer à la maison, j’avais compris ce que Saphanta avait voulu me dire. Compris, mais sans trop y croire, comme il m’avait prévenue. Je voulus faire quelques recherches sur ce peuple, les jainis, avant de parler de tout ceci à ma cousine. Histoire de parer rapidement toute contre-argumentation de sa part. Bien entendu je ne trouvai rien et je me gardai donc de lui partager ça. Les seules évidences tangibles sont les récits que Saphanta me fit par la suite, puisque je retournai plusieurs fois sur l’île avant mon départ.
Quant à mon énigme, les raisons de cet équilibre dans cette région, unique au monde, il me les expliqua. Ma quête était donc résolue. En partie du moins. Car pour le reste, il fallait attendre et découvrir. Ce qui n’est jamais évident de nos jours.