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Prochain essai

Esmeralda la magique

Samedi le 17 mars 2018

Apparemment, les gitans croient en la réincarnation. Jamais je n’ai été persuadé de l’existence de ce processus, l’ayant toujours vu comme étant une espèce de compromis entre ceux qui croient en la vie éternelle après la mort, et ceux qui croient en la mort après la mort.  Cependant, la présence d’Esmeralda me porte à croire que dans cette vie rien ne peut être pris pour acquis, et qu’il faut toujours considérer autant le champ du possible que ce celui qui l’est moins.

Esmeralda était la gardienne d’enfants par excellence sur l’île. Tous les parents la connaissaient, ou avaient entendu parler d'elle, et tous les parents voulaient placer leurs enfants chez elle. En fait la demande était tellement grande pour s’attacher de ses services qu’elle était obligée d’instaurer une liste d’attente afin de gérer toutes ces sollicitations. Aujourd'hui, avec du recul, je comprends et mesure mieux l’engouement que cette femme inspirait aux parents. À avoir des enfants maintenant je n’hésiterai pas à les lui confier ; c’est certainement la seule gardienne qui prend plus soin des enfants des autres que de ses propres enfants, sans pour autant dire qu’elle ne prenait pas soin des siens.

Esmeralda travaillait à domicile. Avec son mari, ils possédaient, et possèdent toujours, une maison à trois niveaux, munie d’un grand jardin sur la même rue où j’ai pratiquement résidé toute ma vie. Ils avaient transformé le garage intérieur en salle de jeux et le rez-de-chaussée en salle d'études et de télévision. La cuisine se trouvait également à ce niveau. Le premier étage, quant à lui, nous était en tout temps interdit: il abritait les pièces privées de la famille.

Esmeralda est une égyptienne d'origine grecque. Mariée à un Français (on disait qu'il était lié à la franc-maçonnerie), ils vinrent s'établir ici vers la fin des années 60, début 70. De cette union ils eurent deux garçons.

Je ne connais pas les détails qui amenèrent Esmeralda à devenir gardienne d'enfants. Si je ne me trompe pas elle commença cette occupation dans la cinquantaine. Fer de lance de la famille, elle assurait de la gestion complète de la troupe d'enfants qu'elle avait sous son aile à chaque année. Quantitativement on parlait d'une douzaine d'enfants. Son conjoint, étant retraité, s’occupait quant à lui des provisions et toutes autres commissions que demandait la garderie : des équipements pour jouer ou étudier jusqu'au papier mouchoirs, en passant par le lait et le savon. Il était l'homme à tout faire, en suivant toutefois toujours les directives de sa femme. Car il ne faut pas se tromper, c’était Esmeralda le chef d’orchestre.

Esmeralda nous a rapidement aimé, ma sœur et moi. Je crois que la proximité culturelle a créée, dès le début, cette intimité spéciale qu'elle n'a pas autant eue avec les autres enfants. D'ailleurs nous étions les seuls de la garderie à appartenir en quelque sorte à l’univers de ses racines. Je ne détiens aucune certitude là-dessus, mais je ne serai pas étonné qu'en nous Esmeralda s'est rappelée son enfance, et surtout qu'elle nous ait considéré comme ses propres enfants. C'est du moins l'impression que j'ai eu, et l’impression que j’ai encore aujourd’hui.

Je pourrai vous raconter mille et une anecdotes de mes années passées chez Esmeralda. Des histoires de mauvais coups avec les copains, des histoires avec le chien de la famille, Coquin, des histoires avec ma jolie camarade de classe d’origine italienne, que je ne nommerai pas de peur de la froisser (ce qu’elle était belle !). 

Une dont je me souviens particulièrement bien est celle des fameuses tartines mi-confiture de fraises, mi-beurre d'arachide. Cette idée de mélange me répugnait d'emblée et je ne voulais rien savoir de cette vulgarité culinaire, surtout pour l'heure du goûter. Habituellement j'étais inflexible pour ce genre de questions, or voici qu’Esmeralda me parla comme ma grand-mère, ou comme j'aurais voulu que ma grand-mère me parla, et sans que je m'en rende compte elle me convainquit d'en prendre au moins une bouchée. Bien entendu j'ai dévoré les tartines, et que même j'en ai demandé d'autres. Jamais je n'oublierai cela. Pas à cause des tartines, qui étaient délicieuses, mais plutôt de la grand-mère que j'avais trouvé soudainement trouvé en elle, comme par magie. Esmeralda s’était donc belle et bien réincarnée, toujours en magicienne !

Depuis plusieurs années Esmeralda n'est plus une gardienne d'enfants. L’âge l’ayant rattrapé, elle a bien mérité sa retraite. Malgré la récente disparition de son mari il y a quelques années, et le fait que ses enfants n'habitent plus avec elle, Esmeralda réside toujours dans cette belle maison, autrefois remplie de vie, aujourd’hui bien vide. Je ne la vois pas aussi souvent que je le devrais, mais dès que je le peux, je fais un détour pour la saluer. Quand elle me le demande je fais les courses pour elle, sans hésiter, notamment lorsqu'elle veut ses médicaments ou ses cigarettes. Et même si j’essaye de lui dire que ce n’est pas bien pour elle, comment pourrais-je refuser quelque chose à une personne que je considérai comme ma grand-mère ?

Voilà, il n'y a rien de plus!

J'espère que vous avez apprécié la lecture de mes conneries. Je suis une merde!