Prochain essai
Le défilé des avenirs
Jeudi le 3 mai 2018
- Mon cher, alors, qu’avons-nous pour aujourd’hui ?
- Une démission Monsieur.
- Une démission ? Plutôt rare ces temps-ci. Dans quel département ?
- Celui des guichets, de l’agence des transports.
- Un des anciens proche de la retraite ?
- Non Monsieur, un jeune homme, début trentaine. Il travaillait au sein du groupe depuis quelques années. Un peu plus de quatre ans selon son dossier.
- Un jeune homme ! Voici ce qui est des plus étranges. Il était affecté à quelle station de métro ?
- Celui de l’Université.
- Il me semblait que nous avions convenu que le personnel affecté à cette station devait avoir un certain âge.
- C’est ce que nous avions convenu Monsieur, mais…
- Mais… ?
- Nous nous sommes retrouvés devant une impasse.
- Une impasse ? Et quel type d’impasse, si vous voulez bien m’expliquer.
- Le jeune employé était déjà en service lorsque la consigne est sortie.
- Et donc ?
- Il lui a été proposé de le relocaliser à une autre station, même plus proche de son domicile. Mais il n’a rien voulu savoir.
- Lui a-t-on proposé d’autres avantages ?
- Il a déjà droit à tout ce qu’il peut avoir droit, nous ne pouvions lui en donner plus sans avoir le syndicat sur le dos.
- Ah oui, le syndicat.
- Oui Monsieur.
- Les cadres de l’agence de transport nous pouvait rien faire d’autre ?
- D’après ce que je sais, non, ils ne pouvaient rien faire d’autre.
- Bien. Y-a-t-il une raison pour laquelle je n’avais pas été informé de cette exception ? Car je présume que c’est une exception, n’est-ce pas.
- Oui Monsieur, c’était le seul employé qui n’obéissait pas à tous les critères.
- Donc, pourquoi n’ai-je pas été informé de cette exception ?
- Parce qu’il n’y avait absolument rien que l’on pouvait faire ici, Monsieur. Alors nous espérions seulement qu’il resterait assez longtemps pour que finalement il respecte cette consigne de l’âge, puisqu’il l’aurait atteint, avec le temps. Les probabilités étaient très hautes pour ce scénario.
- Mais ce n’est pas ce qui s’est passé, puisqu’il a remis sa démission.
- En effet Monsieur.
- Et nous voici donc, aujourd’hui, à discuter cette exception.
- Effectivement Monsieur.
- Mais n’en faisons pas toute une histoire de ceci ! À vrai dire, nous ne parlons que de la démission d’un certain employé qui, manifestement, n’était pas à sa place. Maintenant nous n’avons plus qu’à trouver un remplaçant, plutôt l’agence doit trouver un remplaçant, et avant d’embaucher qui que ce soit nous nous devons de ne pas répéter les mêmes erreurs, même si dans ce cas-ci elle est évidente. Avez-vous sa fiche de sortie ?
- Oui Monsieur, la voici.
- Non, je ne veux pas la voir. Nous avons un peu de temps devant nous, laissez moi en deviner les grandes lignes.
- Bien Monsieur.
- Un jeune guichetier… affecté à la station de l'Université. Notre jeune homme s’ennuyait, n’est-ce pas?
- C’est ce qui a été rapporté.
- En fait il s’ennuyait terriblement.
- C’est ce qui a été précisément rapporté Monsieur.
- Ne m’en dites pas plus, je le sens !
“Le jeune homme s’ennuyait terriblement, car la nature du boulot de guichetier est particulièrement ennuyante. Mais ce qui le chicotait le plus c’était la procession sans fin des voyageurs qu’il ne cessait de voir devant lui. De jeunes hommes, de jeunes femmes, qui à chaque jour passaient devant sa vitre, allant au devant de leur avenir, à la recherche d’un certain sens à leur vie, et surtout d’une certaine aisance matérielle. Je vois la scène d’ici : il imaginait partout des bâtisseurs de ponts, des guérisseurs auréolé d’une certaine magie, des futurs champions de lego, peut-être même des Sherlock ou encore des ramasseurs de selles. J’hyperbole ici. Est-ce comme ça qu’il les voyait réellement ? Probablement pas, mais je suis pratiquement sûr que c’est comme cela qu’il les imaginait, en quelque sorte. Comment est-ce que je le sais ? À force de rester des heures et des heure derrière une vitre, immobile ou presque, vous seriez étonné de la quantité de choses qu’un esprit humain peut imaginer, et également la quantité de questions qui peuvent surgir. À force de voir des gens passer et repasser, semaines après semaines, il commença à les reconnaître, et il ne put probablement s’empêcher de se demander qui pouvait être telle ou telle personne, d'où venait telle, dans quel programme avait-elle décidé de miser son avenir, etc.
“Bien entendu, ne pouvant obtenir directement les réponses à ses questions, il y alla par déduction, peut-être même statistiquement. Une espèce de matrice s’est construite dans son esprit, et il commença par y établir quelques conclusions. Probablement très élémentaires, mais non pour le moins étonnantes. Quelles conclusions ? Que sais-je ? Que les gens au teint fatigué le matin étaient ceux où leur programme leur demandait beaucoup de temps ; que les jeunes hommes se promenant en groupe de trois au plus appartenait à des domaines d’études plus réservé aux hommes ; que les étudiants qui sortaient de la station de métro à midi ou plus tard appartenaient à des programmes moins stressants ; que les étudiants qui quittaient les cours assez tôt, régulièrement, devaient probablement bosser à temps partiel en même temps qu'étudier ; que les gens qui se promenaient avec leur boîte à lunch pouvaient à la fois appartenir à n’importe quel programme, et que ce n’était pas une donnée des plus pertinente (sans le savoir il s’est rendu compte du phénomène du bruit statistique).
“Mais comme dans toutes rêveries de ce genre, surtout lorsqu’il n’y pas vraiment grand chose à faire, il n’y a rien de plus frustrant que de se faire interrompre, pratiquement à chaque instant, par des niaiseries. Imaginez les types de demandes que reçoit notre jeune homme, alors qu’il s’adonne tant bien que mal à son petit jeu de déduction : “Monsieur, ma carte ne fonctionne pas. Et je viens tout juste de la charger !”, “Monsieur, avez-vous retrouvé un portefeuille ? Oui, je crois l’avoir perdu ici. Quand est-ce que je l’ai perdu ? Ça ne fait pas longtemps, hier. Ah...d’accord...oui je comprends, au vu du nombre de personnes qui empruntent le métro, hier c’est déjà trop longtemps.”, “Monsieur, pouvez-vous m’ouvrir la porte ? Je déplace mon enfant en poussette…”, “Monsieur ! La machine m’a avalé un billet en plus alors que je n’ai passé ma carte qu’une fois.”, “Monsieur, à quand le dernier métro ?”, “Monsieur !, Monsieur ! Monsieur ! …”
“Comment donc s’étonner de cette démission ? Celle d’un jeune homme, qui ne possédait pratiquement aucune ambition, mais beaucoup de temps, et qui graduellement a développé cette envie d’en connaître plus sur le monde ? Si cela se trouve, il a démissionné pour retourner à l’école, fatigué qu’il était de toutes ces idioties.
- Monsieur, avez-lu le rapport sans que je le sache ?
- Trêves de flatteries. Ai-je donc raison ?
- Mot pour mot, non, mais toutes les idées que vous m’avez énumérés sont vraies. Toute cette agitation a été rapportée par le jeune homme dans sa déclaration de sortie.
- Bien ! Cependant, je crois que nous ne sommes pas ici pour parler d’une simple démission.
- Monsieur à raison.
- Car des démissions, il y en a des centaines, voire des milliers, à tous les jours.
- Je le crois bien.
- Alors, qu’est-ce qu’elle a de spéciale cette démission ?
- Toutes ces réflexions et ces conclusions qu’a eu le jeune homme en question, il ne les a pas eu consciemment. Il a fallu qu’il se les fasse montrer.
- Que voulez-vous dire ? Que quelqu’un lui a insufflé tout ceci ?
- Exactement.
- Et que, sans cette personne, notre jeune homme serait probablement à son poste à l’heure qu’il est ?
- Je le crois bien.
- Et qui est cette personne ?
- Le jeune homme a mentionné le nom de Saphanta.
- Jamais entendu ce nom. Vous ?
- Non plus Monsieur. Personne ici d’ailleurs.
- Dans quel but ce Saphanta aurait-il procédé ainsi ?
- Nous ne le savons pas.
- Tout ceci n’est pas bien anormal. Quel est le point qui m’échappe encore ?
- Monsieur, cette illumination de Saphanta sur notre jeune homme ne s’est pas produite sur un laps de temps raisonnable. Les deux hommes ne se connaissent pas, et leur discussion a été aussi longue que le briefing que je viens de vous faire.
- Vous voulez dire que le jeune homme et Saphanta ne se sont parlés qu’une seule fois, et que tout juste après le jeune homme a présenté sa démission ? Tout ceci selon la déclaration de sortie du jeune guichetier ?
- C’est exactement cela, Monsieur.
Un silence de quelques secondes s’interposa entre les deux hommes. Ils étaient assis l’un en face de l’autre dans une petite salle.
- Quels seront les prochaines directives Monsieur ?
- Il nous manque des éléments. Vous avez bien fait de me rapporter ce cas, c’est douteux, mais il peut s’agir d’une fausse alerte. Essayez de m’obtenir tout ce que vous savez sur ce Saphanta.
- Bien Monsieur. Devons-nous avertir le directeur de l’agence de transport, ou bien le responsable du département des employés de l’agence, de tout ceci ?
- Aucunement. Pour le moment, tout doit demeurer strictement confidentiel. Qu’ils se contentent de trouver un remplaçant répondant aux critères habituels. Nul besoin de leur partager les motivations qu’a eu notre jeune homme pour sa démission. D’ailleurs, qui détient cette déclaration ?
- Personne.
- Bien. Produisez une version simplifiée de cette déclaration pour les archives de l’agence, afin que son dossier paraisse complet. Ça éludera tout doute.
- Bien sûr Monsieur.
- Vous pouvez y aller pour aujourd’hui.
- Merci Monsieur.
- Mais avant que vous partiez…
- Oui Monsieur ?
- Je veux dorénavant être au courant de toutes les situations de ce genre. Sans aucune exception.