Prochain essai
Les feuilles jaunes
Dimanche le 25 mars 2018
On dit que connaître le nom des gens, c’est les connaître à moitié. L'inverse est-il vrai ? Ne pas connaître le nom des gens, est-ce les méconnaître à demi ? J’ai pu en tirer une première conclusion le jour où j’ai noté la chute anormalement élevée des feuilles de nos arbres.
Pendant au moins six ans, à chaque semaine, sans en sauter une, un homme d’une quarantaine d’années venait religieusement secouer les arbres de nos locaux, afin de les arroser et d’en faire tomber les feuilles mortes. Je ne savais pas qu'existait un tel métier.
Nous avons la chance d’occuper de beaux bureaux. Flambants neufs, modernes et épurés. Je peux accorder ce point à la haute direction : sur la question du design intérieur, elle possède du goût. Du moins, elle a eu du goût sur le choix de la firme qui a travaillé sur l’intérieur.
La moitié du périmètre de l’étage dans lequel où on se trouve est complètement vitré. Les vitres, hautes de plus de dix mètres, offrent une luminosité agréable et très favorable pour le travail, mais également pour l'aménagement de plantes, et surtout des arbres. Car en effet, depuis que je bosse pour la compagnie, il y en a toujours eu, même dans nos anciens locaux, qui étaient également généreusement vitrés.
À savoir qu’est-ce qui est apparu avant, entre les grandes vitres et les arbres, je ne saurai le dire. Toujours est-il que ces arbres demandent un entretien particulier, comme vous allez pouvoir le constater.
Cet homme mince, voire maigre, s’est toujours habillé de la même manière, qu’importe la saison : des lunettes minces ; une vieille casquette rouge ; un pull bleu foncé à manches longues en coton ; des jeans de couleur bleue, ce bleu classique des jeans, ni trop foncé, ni trop pâle, des jeans qui semblaient être une ou deux tailles au-dessus de ce qu’il devait porter ; et des espadrilles blanches, définitivement trop grandes pour lui. Attaché à sa ceinture se trouvait un sac en plastique, et dans ses mains un arrosoir.
Lors de ces six années, l’homme qui secoue et arrose les arbres a toujours adopté la même routine envers chacun des trois arbres que nous avons. Il arrivait sensiblement à la même heure à chaque fois, toujours à la même journée de la semaine, se dirigeait tranquillement vers le premier arbre pour l’observer, constatait si l’arbre méritait une attention particulière ou différente pour cette semaine (ce qui n’est en aucun cas arrivé), le secouait vigoureusement, en ramassait par terre les feuilles mortes qui n’avaient pas résisté aux secousses, se rendait vers la cuisine pour remplir son arrosoir, puis retournait vers l’arbre pour l’arroser. Cet exercice, cette procession plutôt, qui ne durait que cinq minutes, il la répétait pour les deux autres arbres, sans en changer rien du tout, que ce fut en contenu ou en rythme. Ni lent, ni rapide. Il devait posséder une horloge interne finement réglé.
Notre homme ne faisait absolument rien d’autres lors de cette vingtaine de minutes où il se trouvait parmi nous. Parfois, si quelqu’un était à la cuisine pendant qu’il remplissait son arrosoir, il en profitait alors pour discuter un peu, sans pour autant en ralentir la cadence. D’ailleurs, les discussions n’étaient jamais longues.
Un jour en revenant du lunch, je le vis discuter avec mon président dans son bureau. Chose que je ne l’ai jamais vu faire lors des derniers deux milles cent quatre-vingts et onze jours. Mon patron lui pointait du doigt une feuille ou deux du petit arbre que lui-même possédait. Par la suite, il lui faisait de grands mouvements avec les bras, calmement, puis énergiquement, puis enfin de manière plus frustrée. Je ne sais pas ce qu’il tentait de lui expliquer, et encore moins pourquoi il se prenait de cette manière, mais secouer et arroser les arbres semblaient être devenu tout d’un coup une activité très compliquée.
C’est ce que je m’étais dit sur le coup, et clairement que je m’étais trompé. Jamais nous n’avons eu connaissance de la teneur de la conversation entre mon président et celui qui secoue et arrose les arbres (en fait je crois qu’il n’y a que moi qui ai remarqué qu’il y avait eu une discussion entre les deux), mais la semaine suivante une femme rentra faire le boulot à la place de notre homme. Puis la semaine d’après, et celle d’après, et en fait il nous fallait maintenant dire la secoueuse et l'arroseuse d'arbres.
S’il faisait bien ou mal son boulot, ce n’est pas vraiment à nous de trancher sur cette question. Cependant, une chose est sûre : jamais les arbres n’ont autant perdu de feuilles que depuis le départ de celui qui les secouait et les arrosait, et l’on n’avait pas besoin de connaître son nom pour savoir cela.
En fait, aussi bizarre que cela puisse paraître, en ces cent quatre heures passées avec nous, jamais je n’ai pensé à lui demander comment il s'appelait.